C'est donc à partir de Djibouti que Sabay Dii s'est engagé dans la longue remontée de la Mer Rouge pour rejoindre plus tard la Méditerranée, via le Canal de Suez. Au programme, plus de 1350 milles à vol d'oiseau, mais Sabay Dii ne vole pas, et comme vous le verrez bientôt, il a du batailler ferme contre un vent souvent violent et contraire, et contre un courant de Nord quasi permanent. Et tirer des bords contre le vent rallonge méchamment la distance (vous la connaîtrez quand Suez sera atteint).
Mais pour le moment, nous ne sommes qu'au début de ce périple, quittant à peine Djibouti pour un saut de puce : l'île Moucha.
L'île Moucha n'est qu'à une dizaine de milles de Djibouti |
Les djiboutiens aiment aller à l'île Moucha, le week-end, pour se dépayser et se changer les idées. |
Nous avons mouillé entre les îles Moucha et Mascali, par quatre à cinq mètres d'eau sur fond de sable blanc. Pourquoi commencer par une si petite étape quand on a beaucoup de milles devant l'étrave ? Eh bien, tout simplement pour faire comme les Djiboutiens : oublier Djibouti, même si le séjour y fut agréable, et surtout pour enlever la crasse accumulée en une semaine de stationnement non loin de la zone portuaire qui est le siège d'un transbordement quasi-permanent de charbon. Une journée entière à nettoyer à grand coups de seau d'eau de mer le bateau et l'annexe, les cordages et la capote, les winchs et les bloqueurs, les tangons et les pare-battages, ...
Une fois Sabay Dii redevenu lui-même, c'est-à-dire propre et bien rangé, et la météo étant favorable, nous avons pris le vrai départ pour la remontée de la Mer Rouge. C'était le 23 février au petit matin.
Petite brise de Nord, et mer juste un peu clapoteuse, au près serré, nous avons traversé le Golfe de Tadjoura en nous rapprochant petit à petit d'Obock, une petite ville sur la côte occidentale de Djibouti où vécut Henry de Monfreid qui fut un personnage absolument hors du commun.
La maison d'Henry de Monfreid, à Obock |
Aventurier, contrebandier, faussaire, peintre, photographe, c'est un navigateur hors-pair qui avec des bateaux de sa construction (comme l'Altaïr, une goélette de 25 mètres avec seulement 2 mètres de tirant d'eau, gréée de voiles auriques) va sillonner la Corne de l'Afrique et la Mer Rouge en se jouant des innombrables bancs de récifs, et des tempêtes à répétition.
A tous ces talents, il faut ajouter celui d'écrivain. C'est Joseph Kessel qui; fasciné par sa personnalité, le poussera à écrire. Monfreid va tirer de ses aventures maritimes dans les eaux littorales de la Corne de l'Afrique et dans la Mer Rouge, des romans où les observations maritimes et ethnologiques alternent avec la description cynique de ses exploits de contrebande (livraisons d'armes, de haschich ou de morphine), donnant à ses livres un parfum d'aventure maritime et exotique très réaliste puisque vécue.
Son premier livre, Les Secrets de la mer Rouge, écrit en 1931, est aussi le premier livre que j'ai lu de lui, et cela m'a donné une envie irrésistible de lire les suivants. Quand on parle de littérature d'aventure maritime, on pense toujours au trio, Herman Melville, Jack London et Joseph Conrad, mais c'est oublier Henry de Monfreid qui mérite, sans nul doute, d'être associé à ses trois mousquetaires de la mer et de l'écriture.
A 11 heures, nous laissions par le travers Obock et les souvenirs des lectures d'Henry de Monfreid et réussissions quelques temps plus tard à parer le Ras (Ras = Cap en arabe) Bir en remontant au près serré tribord amure (vent d'ENE). Tout se goupillait bien, puisque, en un seul bord et quelques heures, nous étions sur le point de nous engager dans la Mer Rouge.
Mais ce passage a été de tout temps considéré par les marins comme une épreuve des plus redoutables. Car la Mer Rouge, de par sa formation géologique (la séparation de l'Afrique de l'Est et de l'Asie de l'Ouest, à cause du mouvement des plaques continentales) a la particularité d'être un vrai fossé bordé de montagnes, sur ses deux côtés. C'est la situation idéale pour faire de cette mer une vraie tuyère à vent. De plus, Bab El Mandeb ("la porte des lamentations", en arabe) qui est l'entrée Sud de la Mer Rouge, est un vrai verrou qui par effet venturi, renforce le vent qui atteint la force 7 à 8 pendant la moitié de l'année, que ce soit de direction Sud ou plus souvent de direction N. L'endroit est finalement bien plus venté que le Cap Horn.
En orange, le verrou de Bab el Mandeb, avec plus de 30 noeuds de vent |
Ayant attendu sagement à Djibouti que le vent furieux de Nord qui soufflait à Bab el Mandeb se calmât, nous nous attendions à passer dans la souricière avec un vent du Sud portant et très fort. Mais ce ne fut pas exactement le cas. En effet, en approchant de l'entrée de la Mer Rouge, logiquement, comme à son habitude, le vent tourna vers l'Est, puis le Sud-Est, mais étonnamment sans se renforcer. Nous nous retrouvions ainsi, avec un vent de trois-quart arrière, soutenu mais régulier, idéal pour naviguer de jour comme de nuit, en faisant beaucoup de milles. Décidément, tout se goupillait à merveille pour ce début de traversée de la tant redoutée Mer Rouge.
Bernard supervisant la navigation,tout en surveillant d'un demi œil entr'ouvert le pilote automatique |
Le Capitaine faisant prendre l'air à sa barbe de près de deux mois, tout en surveillant la tension artérielle de Ba, pour éviter un "burn out" |
Pendant ses longues heures de navigation sans soucis, le principal divertissement résidait dans l'observation des nombreux bateaux (cargos, porte-containers, bateaux de guerre, pétroliers, etc.) circulant parallèlement à nous.
Bateau de guerre escortant des cargos circulant furtivement sans AIS ou avec la mention "bateau armé" |
Une autre visite, bien plus surprenante apporta elle aussi un peu d'animation à notre voyage très tranquille ...
Visite incongrue d'un hibou perdu en mer, à plus de 100 km de la côte la plus proche |
Ces conditions très agréables vont durer 5 jours (c'est-à-dire jusqu'au 28 février en fin de soirée), pendant lesquels nous allons remonter entre l’Érythrée et le Yémen, en nous tenant bien éloigné des côtes de ces deux pays, pour éviter les mauvaises rencontres côté yéménite, et les innombrables récifs de la côte érythréenne. Et puis, changement de musique. La Mer Rouge va nous montrer ce dont elle est capable : vent passant en quelques minutes de force 4 de Sud à force 6 à 7 de direction opposée, très irrégulier en force et direction, mais surtout vagues de 3 à 4 mètres de haut, parfois déferlantes, et séparées d'à peine 15 mètres, soit un tout petit peu plus que la taille de Sabay Dii. D'une brutalité incroyable, et arrivant de façon chaotique de face comme de côté, elles cognaient dans un bruit effroyable la coque de Sabay Dii. Sous leurs impacts, impossible de se tenir debout, ni assis, ni même couché (Bernard qui a tenté de s'allonger sur son lit décollait régulièrement de plusieurs centimètres). La seule solution, dans cette séance de puching-ball était de bien se cramponner pour ne pas être projeté et se blesser.
Ce rodéo va durer près de 36 heures pendant lesquelles il fut impossible de se nourrir ou de se reposer, ni même d'aller au toilette. Et pour parachever ce scénario de film d'épouvante, Sabay Dii n'avançait pas vite car à chaque fois qu'il reprenait un peu de vitesse, il se faisait stopper net par une vague à l'attaque frontale.
Un grand détour est nécessaire pour éviter les milliers de récifs mal repérés sur les cartes de la Mer Rouge |
C'est très fatigués et lassés de ce chaos qui avait trop duré que nous sommes arrivés à la côte soudanaise où les conditions étaient moins dures. Vers huit heures du matin, le port de Suakin (ou Swakin ou Sawakin) que nous avions pris pour objectif était en vue. Nous allions enfin pouvoir nous reposer au calme.
Ciel au lendemain du coup de vent |
Pêcheurs soudanais devant Port Suakin |
Dans le chenal de Port Suakin |
Encore 300 m et nous pourrons jeter l'ancre |
Au total, presque 700 milles parcourus et nous ne sommes même pas au tiers du parcours. La remontée de la Mer Rouge nous promet des surprises côté météo, c'est sûr !
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