Bienvenu sur le site de Sabay Dii

En laotien, Sabay Dii signifie "bonjour", "salut", "ça va"...
Dans la pratique, cette expression est utilisée chaque fois qu'on est heureux de rencontrer quelqu'un.
Pas étonnant que j'ai baptisé mon bateau "Sabay Dii", non ?

mardi 30 juin 2020

Enfin, un peu de "grande randonnée", ou l'art de quitter le bateau pour se retrouver en galère

La situation sanitaire étant sous contrôle en Turquie (moins de 5000 morts au total pour 90 millions d'habitants, soit dix fois moins qu'en France proportionnellement), le déconfinement continue progressivement. Les moins de 65 ans sont à présent libres de faire ce qu'ils veulent, et peuvent donc profiter des plages, parcs, bistrots et restaurants, presque tous les lieux publics étant désormais ouverts. Mais cela n'empêche pas la prudence et la rigueur impressionnantes qui règnent ici, la population continuant à respecter les obligations officielles du port du masque antivirus en dehors de chez soi (et même en voiture), et du respect de la distanciation sociale, avec une bonne volonté confondante pour un esprit français toujours enclin à rouspéter et à contourner les consignes règlementaires. C'est d'autant plus remarquable que du côté de Finike, il n'y a pas vraiment eu d'épidémie, et donc aucun mort à déplorer. 
Du coup, j'ai vraiment l'impression d'avoir été tranquille et en sécurité depuis mon arrivée en Turquie, début mars. Ma situation de confiné dans la marina de Finike aura été fort enviable, si je la compare à celle que j'aurais du vivre en France, cloîtré au dixième étage de mon immeuble, avec tout le cirque qui va de pair avec la version hexagonale de gestion de la crise (autorisation de sortie, contrôle de police, commerces mal équipés contre la propagation de la Covid-19, etc.), et surtout dans une ambiance délétère entretenue par les médias, et propre à rendre neurasthénique l'esprit le plus serein. Alors que dans mon microcosme; au grand air, sans foule ni tracasserie, sans nouvelles en boucle sur le coronavirus et ses malheurs (pas de télé ni de radio sur le bateau), je ne pouvais que continuer à baigner dans la sérénité qui m'habite depuis bien longtemps et regarder, de loin, le monde aller cahin-caha.
Aujourd'hui, j'apprécie d'autant plus ma situation, que les papis et mamies (les plus de 65 ans, vous l'aurez compris) commencent à avoir du mou sur la laisse, eux aussi, puisque, dorénavant, nous sommes libres de vaquer de 10 à 20 heures, tous les jours. Donc, à moi la plage et ma séance quotidienne de course et musculation aquatiques, à moi les fruits et légumes bien frais achetés au marché, à moi les dorades ou les loups de mer pêchés le jour même que me prépare mon poissonnier, à moi, éventuellement, une petite sieste à l'ombre fraîche et parfumée des citronniers omniprésents dans la région, et à moi encore, à l'occasion, une grande randonnée, puisque je dispose depuis trois semaines d'un créneau horaire quotidien de 10 heures, bien suffisant pour envisager une escapade lointaine.
Dès que j'eu connaissance de la possibilité de randonner, j'envisageai d'aller faire un tour à la nécropole de Belos en empruntant La Voie Lycienne qui est le sentier de grande randonnée (GR) traversant la Lycie.
La Lycie, c'est justement la région qui s'étend d'Antalya à Fethiye, en incluant Finike. Très accidentée, elle est coincée entre la Méditerranéenne et les massifs montagneux du Akdağlari, du  Beydağlari, et du Susuzsdağlari dont les sommets culminent à plus de 3000 mètres d'altitude et dont on voit les neiges éternelles lorsqu'on longe la côte en bateau. Autant vous dire que ce n'est pas une région de balade pour promeneurs du dimanche.
La Voie Lycienne s'étend sur plus de 400 kilomètres entre Fethiye et Antalya. Ce trek est une combinaison assez unique de paysages méditerranéens de la Côte Turquoise, de passages assez montagneux, de plages paradisiaques et surtout d’anciennes ruines lyciennes qui datent de plus de 2000 ans. Ce parcours (le 1er du genre en Turquie), on le doit à Kate Clow, une anglaise vivant à Antalya, passionnée de randonnée et d’histoire qui était persuadée que la Turquie se devait d’avoir des treks longues distances (alors que les turcs n’étaient pas vraiment réputés comme de grands randonneurs). C'est elle qui après d'innombrables explorations en a conçu le tracé.

Les côtes sud de la Turquie entre les villes de Fethye et d’Antalya avaient été nommées Lycie du nom de leurs premiers habitants, les lyciens, un peuple de marins qui s’était taillé une solide réputation de guerrier en se battant contre Troie et les Egyptiens. La région devint ultérieurement une zone infestée de pirates que Pompée fut chargé de combattre. Les lyciens avec leur langue, leurs cérémonies et leurs divinités spécifiques passèrent sous le joug des Perses, avant d’être libérés par Alexandre le Grand, et de devenir une province de l’empire romain en l’an 66.
Malgré son caractère très accidenté cette région fut toujours un lieu de passage important car obligé pour ceux qui étaient contraints de se déplacer par voie terrestre, entre une Méditerranée peu clémente ici à cause du Meltem, et la chaîne infranchissable des Monts du Taurus. C’est ici que débuta le quatrième et dernier voyage de Saint Paul qui allait le conduire à Rome. Des centaines de milliers de pèlerins passèrent également par la Lycie au cours du Moyen-Age ainsi que des caravanes de marchands jusque dans les années 1920. Ils reliaient par voie terrestre l’Egypte à Vienne via Istanbul et le nord de la Grèce.
Jusqu’aux années soixante encore cette région était essentiellement sauvage, emplie de forêts primaires poussant sur des sols rocailleux, et ourlée de calanques à l'eau cristalline. Pour celui qui n'aurait pas eu connaissance de l'existence de la civilisation lycienne, il paraitrait tout-à-fait inconcevable de penser rencontrer tout au long de cette randonnée de plus de 400 kilomètres, dans un environnement aussi inhospitalier, d'innombrables vestiges (nécropoles, aqueducs, théâtres, ports, etc.), parfois encore debout, au sommet des collines ou dans le fond des criques, et même de splendides cités remarquablement conservées comme Arykanda, toute proche de Finike, dont je vous parlerai un jour prochain.
Les anciennes voies romaines, les aqueducs, les sentiers de caravaniers, certains encore utilisés aujourd’hui par les villageois, et les routes forestières constituent l’essentiel du tracé balisé théoriquement de traits rouges surmontés de blancs, comme tout GR officiel !
Parfois le balisage de la Voie Lycienne est satisfaisant.
Mais aussi, par endroits, le parcours se réduit à une sente ténue difficilement repérable dans un maquis uniforme et chaotique fait de caillasse, de canyons et de falaises escarpées, comme j'ai pu le constater à mes dépends lors de ma première randonnée aventureuse.
Pas évident de savoir si c'est une marque de GR ou pas (et pourtant, ça en est une).
Ces "points roses" vont me jouer un mauvais tour, comme vous aller le voir.
Le parcours. Attention, les étapes peuvent être de plus de 30 km avec des dénivelés dépassant les 1000 m.
On est dans un profil de type GR 20 Corse, c'est-à-dire très exigeant, et non recommandable en plein été où la température dépasse souvent les 40°C, avec peu d'ombre, et aucun point d'eau potable, le plus souvent.
C'est donc cette fameuse Voie Lycienne que je me suis fixé d'emprunter pour rejoindre depuis Finike la nécropole de Belos.
Sur cette image satellitale, vous pouvez voir à la fois Belos à l'Ouest et la marina de Finike à l'Est.
Je m'étais bien renseigné en cherchant sur Internet le tracé et le profil de l'étape du GR correspondant à mon projet. Rien de particulier n'était signalé.
C'est donc serein et confiant que je partis le dimanche 7 juin, à 10 heures pétantes, d'un pas décidé, pour aller à Belos, et en revenir avant 20 heures. Equipement classique de randonneur : bien habillé, avec chapeau, et très bien chaussé, bâtons de marche, et un petit sac à dos contenant le masque Covid, une veste de pluie légère, 3 litres d'eau, 3 pommes, 2 oranges, des barres de céréales et des "petits beurre" une spécialité française que se sont appropriés les turcs. Et aussi mon téléphone qui ne sert pas à communiquer dans cette région au réseau peu dense, mais qui est doté d'un GPS et sur lequel j'avais enregistré la carte topographique avec les lignes de niveau. Donc, rien ne pouvait m'arriver, ou presque.
Comme j'avais repéré précédemment le départ du GR à la sortie de Finike, je n'eus aucune difficulté à m'engager sur le bon chemin que je trouvais néanmoins très mal balisé.
Le départ de la Voie Lycienne à 1 km de la sortie de Finike.
Notez la longueur de cette étape : 30 km,
avec près de 1000 m de dénivelé sur un chemin très difficile !


Voilà à quoi ressemble le chemin, au début, lorsqu'il est bien visible.

La chaleur est difficile à supporter. Il faut manger et surtout boire.
Déjà deux heures que je marche
La piste s'enfonce dans un canyon (vue vers la mer).
La piste s'enfonce dans un canyon (vue vers la montagne).
Les premières heures de marche, toute en montée sous un soleil de plomb, furent effectuées un peu à tâtons, en cherchant sans cesse ces fameuses marques blanches et rouges, très rares et souvent complètement délavées. Comme le chemin est souvent impossible à distinguer, j'ai eu de nombreuses fois l'occasion de faire de petits allers-retours pour revenir sur la piste. Bref, entre la chaleur accablante, la pente très raide, le chemin très caillouteux et les nombreuses hésitations, je compris rapidement que je ne pourrais pas aller à Belos. Mais en bon marin, j'avais un plan B : à la moitié du parcours passait une route carrossable rejoignant Finike. Donc, mon projet initial se transforma en une boucle avec la première moitié en grimpette sur la Voie Lycienne et l'autre moitié en descente par la route. Facile !
Sur cette image, la Voie Lycienne est en rouge. On distingue bien la route (en blanc) qui vient de Finike.
Sauf que, je n'avais pas prévu de plan C pour ce qui allait m'arriver.
A mesure que l'on monte, le chemin s'enfonce dans un canyon de plus en plus étroit, en longeant par la droite un cours d'eau à sec en cette saison, mais qui doit être impressionnant à la fonte des neiges. 
Le fond du canyon. C'est là que je vais commettre l'"erreur fa.tale"
Les marques de balisages étant très rares, je me retrouve au fond du canyon, où il règne une atmosphère presque fraîche. Il est déjà 13 heures, et j'en profite pour faire une pause, puis repars en suivant des marques rosées que je suspecte d'être celles du GR.
Et me voilà par erreur sur le bord gauche du lit du ruisseau.
C'est au niveau de a flèche que je quitte, sans m'en douter, la Voie Lycienne.
Et me voila cheminant du mauvais côté du fond du canyon
En noir mon trajet, en rouge le GR, en bleu et en pointillés le tracé du ruisseau.
Au bout d'une demi-heure, je comprends mon erreur, mais constate sur ma carte (sur laquelle le GR n'est pas marqué) que la source de ce cours d'eau n'est pas loin. Par ailleurs, je distingue bien au-dessus de moi, une saignée très importante balafrant toute la montagne et qui doit être une piste (ce ne peut être la route à cause des courbes de niveau qui ne correspondent pas). Donc plutôt que de redescendre en perdant une heure, j'opte pour continuer à monter jusqu'à la source, puis tenter de rejoindre cette piste directement, tout en ayant compris que le GR est sur ma droite, de l'autre côté du ruisseau. Bref, je vois très bien où je suis et devine clairement où se trouve le GR, même si je ne le vois pas. Confiant dans mon sens de l'orientation, je continue de marcher une bonne heure sur ce sentier, marqué au début en rose, puis s'évanouissant complètement dans le maquis..
Vers 14 h 30, en suivant le lit du ruisseau, j'arrive enfin à sa source totalement tarie. L'endroit est superbe : sauvage et ténébreux. C'est une sorte de boyau d'où l'eau doit jaillir en résurgence. Ce n'est donc pas, comme je le pensais initialement, une rivière de fonte des neiges, mais le plus surprenant dans cette affaire, c'est qu'à quelques dizaines de mètres seulement du trou, la roche est complètement défoncée par le flux qui doit être impressionnant, lors des crues. Je profite de ce lieu étonnant, frais et arboré pour faire quelques photos de troncs d'arbre aux écorces colorées et comme épluchées.





C'est le moment aussi de faire le point sur ma situation : déjà 4 heures et demi que je monte, et ce n'est pas fini. Faut pas que je traîne si je veux arriver à la route avant le coucher du soleil qui a lieu à cette époque de l'année vers 19 h. Quant à ma réserve d'eau et de fruits, elle est très sérieusement entamée. Je vais devoir me rationner, à compter de maintenant. Mais je sais où je me trouve et mon objectif est clair. Grimper encore pour atteindre la longue saignée dans la montagne, dont je suis sûr qu'elle n'est pas fréquentée, car je n'ai entendu ni vu passer le moindre véhicule. Mais de toute façon, il n'est plus question de faire demi-tour.
Et me voilà reparti pour une nouvelle heure de grimpette hors de tout sentier. La progression est lente et pénible, à cause de la chaleur, du sol très pentu fait de caillasses chaotiques, et de la végétation rabougrie et agressive qui entrave mon cheminement. En obliquant progressivement vers la droite, j'arrive enfin à ce que je pensais être une piste. Quelle surprise !
Voilà ce que je prenais, de loin, pour une piste.
Vers la droite ...
Et vers la gauche
En fait, je me retrouve face à une voûte naturelle s'étendant sur plusieurs centaines de mètres à altitude constante. En espérant retomber sur la Voie Lycienne, je l'emprunte sur la droite, avec prudence, car la roche polie est très glissante. Mais je vais vite déchanter car, après 200 mètres, ce "half-pipe" un peu spécial s'arrête net sur un à-pic vertigineux. Impossible d'avancer ni de passer au-dessus sans équipement d'escalade ; la seule solution est de rebrousser chemin pour marcher un peu en dessous du tube, et passer sous la falaise. Redescendre, alors qu'il me faut monter, ne m'enchante guère. Me voilà à présent en galère, dans un environnement extrêmement tourmenté où les falaises alternent avec des pentes à la végétation infranchissable et des surplombs périlleux. Car, alors que je pensais n'avoir qu'à repasser sur le premier versant à ma droite pour me retrouver sur le bon chemin, je découvre avec déconvenue qu'il y a en fait trois ruisseaux (confluant juste à l'endroit où j'avais fait ma première pause) qui ont creusé chacun son canyon. Descendre, monter, redescendre, remonter..., pour trouver un passage qui ne tombe pas sur un cul-de-sac. Une progression chaotique, épuisante, stressante, voilà ce qui m'attendait. Et je vais en baver pendant trois heures pour franchir les 800 mètres à vol d'oiseau qui me séparaient du GR. Finalement, après une très longue et épuisante errance, me voilà quand même sur cette satanée Voie Lycienne et ses petites balises rouge et blanc.
Pas facile d'apercevoir le marquage rouge et blanc (sur le tronc d'arbre).
En ne m'arrêtant pas, je devrais arriver dans une heure à la route. Je suis complètement déshydraté : la commissure des lèvres soudée par l'écume séchée, la bouche pâteuse et brulante, le nez qui commence à saigner et la gorge en feu. Je bois les dernières gouttes de ma réserve ; les fruits et les céréales sont finis. Impossible d'avaler mes biscuits, la déglutition à sec étant impossible. J'ai tous les signes d'une déshydratation prochaine, mais ne suis pas vraiment fatigué (heureusement que je travaille ma condition physique en permanence). Il me faut donc me dépêcher de rejoindre la route.
Objectif atteint à 19 heures 30. Ouf ! Après plus de neuf heures à grimper ou à "bartasser", il me reste à présent à faire 10 km de descente pour arriver à Finike. Dans cette descente interminable sur un béton brûlant, les crampes sont évidemment arrivées, m'obligeant à des pauses régulières pour tenter, sans grand espoir, de détendre les muscles. Et alors que je suis assis au bord de la route en étirant mes jambes raidies, une voiture pleine à craquer arrive.  Elle s'arrête et on me demande si ça va bien.
- Su lütfen ! (de l'eau s'il vous plaît)
Très aimables, les passagers (masqués comme de bien entendu) m'apportent une grosse gourde d'eau gazeuse et remplissent ma bouteille d'eau fraîche. Je revis. A peine avais-je repris ma descente qu'une voiture-plateau arrive à son tour et s'arrête à mon niveau. On me fait signe de monter sur la plate-forme. Un dernier petit effort pour enjamber la grille et me voila tranquille pour les neuf derniers kilomètres qui me conduisent vers Finike. 
Rencontre de la voiture-plateau sur laquelle je suis juché, avec des motards
Mes  aimables "bienfaiteurs", et leur carrosse.
On me déposa à 100 mètres de l'entrée de la marina, à 20 heures pétantes, heure du couvre-feu des papis et des mamies. Quelle ponctualité !
L'air un peu épuisé, le gaillard.
Mais je viens de faire presque 10 heures de rando éprouvante. 
Ereinté, les jambes en bois, je stoppe au premier banc de la marina pour boire, boire et boire encore. Mais les crampes reviennent de plus belle. Les copains Peter et Ginger du voilier américain Irene, m'aperçoivent grimaçant. Et Ginger de foncer à son bateau pour aller me chercher le remède-miracle que je ne connaissais pas ... : des cornichons. Magique !
Malgré la galère rencontrée, je suis content d'avoir bien profité de cette première journée de déconfinement. Et avec mon caractère teigneux et persévérant, je sais d'avance que dans les très prochains jours, je repartirai pour Belos, et arriverai à faire l'aller-retour en moins de 10 heures. Mais pour cela, je devrai tenir compte de la leçon du jour qui se résume en quelques points :
  1. Partir avec au moins 4L d'eau, et 2L de boisson isotonique pour apporter des sels minéraux à l'organisme ;
  2. Prendre à peu près la même quantité alimentaire mais en y ajoutant une boîte de cornichons magiques et des bananes riches en potassium pour éviter les crampes ;
  3. Ne pas louper la bifurcation qui fait qu'on perd la trace du GR au premier canyon rencontré.
Dans le prochain papier, vous aurez droit au compte-rendu de cette journée sans soucis mais bien remplie du 12 juin, qui m'a permis d'aller faire des photos de la nécropole de Bélos et quelques prises de vue de paysages spectaculaires. Donc un compte-rendu plutôt iconographique. A très bientôt.

samedi 20 juin 2020

Déconfinement pour les uns, déconfiture pour les autres

Petit retour en arrière.

Comme je vous l'ai raconté dans le message précédent, une étape importante dans le déconfinement a été franchie le 10 juin, en Turquie. Tout le monde, ou presque, est à présent libre de faire ce qui lui plaît, à condition d'être prudent (masque obligatoire dans les lieux fermés et même dans la rue, et distanciation dans tous les endroits fréquentés, ce qui est scrupuleusement respecté par toute la population, sans qu'il soit besoin de contrôles de police). Quand je dis presque, c'est que, en ce qui concerne les plus de 65 ans, la liberté ne s'applique aujourd'hui qu'entre 10 et 20 heures, ce qui est déjà pas mal, et ce qui constitue un énorme progrès par rapport à la situation précédente qui faisait que depuis le 14 mars, j'étais confiné de façon absolue, sauf à l'occasion des derniers dimanches où nous avions une permission exceptionnelle de 4 heures.
  • La première sortie autorisée eut lieu le dimanche 10 mai. Cela faisait plus de deux mois que je n'avais pas marché ailleurs que sur le quai de la marina, mais une ou deux heures de ces marches en espace confiné m'avait permis de conserver une bonne condition physique. Du coup, ce jour là, je fis une belle balade de reconnaissance de l'arrière pays de Finike. Je grimpais jusqu'à la mosquée en construction au dessus de la marina, puis crapahutais dans le maquis pour rejoindre une hypothétique route, retrouvais un quartier isolé à partir duquel je sortais de l'agglomération à la recherche de la piste de la Voie Lycienne que je ne trouvais pas. Comme l'heure tournait, je rejoins la route côtière pour revenir au bercail, en trottinant. Quatre heures pile pour ce premier défoulement qui m'avait permis de découvrir la mosquée, de me perdre dans les quartiers très dispersés de la ville et de randonner dans un environnement aride et très accidenté. Une bonne leçon pour les prochaines sorties qui me verront partir très bien chaussé, habillé pour la broussaille et avec une bonne provision d'eau.
  • Le dimanche suivant, 17 mai, fut terriblement chaud. La canicule était telle que c'eut été folie que de partir quatre heures (entre 11 et 15 h) errer dans la garrigue sous un soleil de plomb. Je mis donc à profit cette deuxième permission exceptionnelle pour aller photographier la mosquée Eroglu Nuri découverte la semaine précédente, et me balader en ville à l'ombre des petites rues.
 

  • Le troisième dimanche de permission correspondait à l'Aïd El Fitr et avait, ici en Turquie; la particularité d'être un jour de couvre-feu pour toute la population, à l'exception des plus de 65 ans pendant les quatre heures de permission. D'où cette sortie insolite dans une ville absolument vide, puis à la plage, également déserte, avec, pour seul accompagnement, un vent tempétueux. Mais quand je dis que je ne rencontrai personne ce jour-là, ce n'est pas tout à fait exact, car alors que j'étais allongé au bord de la plage, le visage caché pour ne pas manger du sable, j'eus la vision fugace d'un fauteuil roulant fonçant contre le vent, en pleine bourrasque. Apparition surréaliste ou rêve éveillé ? En regardant les photos plus tard, force fut de constater que je n'avais point rêvé. 

  • Le dimanche 31 mai, quatrième dimanche de sortie, les conditions étaient parfaites pour une randonnée. J'avais décidé de monter le plus haut possible pour voir Finike s'étendre entre moi et la mer. Après avoir pinaillé un peu pour sortir de la ville, je partis "au petit bonheur la chance", c'est-à-dire sans savoir vraiment comment j'allais arriver en haut. Me fiant à mon flair et à l'implantation des pylônes électriques, je découvrais un minuscule sentier bien raide qui donnais l'impression de conduire très loin, vers le haut, mais dont la discrétion révélait qu'il devait être très peu fréquenté à notre époque, le seul indice étant que la roche était polie par endroit, comme si dans l'ancien temps, des mules ferrées à avaient fait glisser leurs sabots.
Si la vue aérienne ne donne aucune idée de la stratification du relief, elle permet au contraire d'avoir une bonne idée de l'aridité des lieux qui pourraient être résumée par la formule "quelques épineux coincés dans la caillasse".
Comme de bien entendu, la carte, plane par essence, ne donne aucune idée du dénivelé, mais ce fut une belle grimpette, physiquement exigeante et nécessitant une attention de tous les instants pour ne pas que je m'égarasse dans une succession de mamelons, tous identiquement pavés de gros blocs de pierre grise. En contre-partie de l'effort constant à fournir, la récompense fut elle aussi permanente avec une vue magnifique et en continu sur la Méditerranée, et sur Finike jusqu'à la moitié du parcours, tout au moins, car en montant dans ce maquis rabougris, jaillissant par miracle dans les moindre interstices d'un dallage strictement minéral, il arriva finalement que la ville disparût de ma vue, cachée par un ou plusieurs dômes rocheux.
Le départ ... ça grimpe déjà dans Finike


La marina au lointain
L'une des collines de Finike (qui en comporte beaucoup, encerclant la ville basse)


Dernière vision de Finike. Pour le reste de la balade, la ville restera cachée,
mais j'aurai toujours une splendide vue sur la Méditerranée.
Evidemment, sur un tel parcours, je ne m'attendais pas à rencontrer qui que ce soit, à part une tortue en train de manger et même pas effrayée par ma présence.

Ce fut donc une surprise, en approchant de mon point de rebroussement, de croiser Halil et son épouse Hatice qui descendaient et paraissaient encore plus surpris que moi de cette rencontre. Halil qui connaît quelques mots d'anglais me demanda "map", pour savoir si j'avais une carte. Réponse négative de ma part. Ni carte, ni GPS ; juste le sens d'orientation et le sens d'observation, deux accessoires bien plus précieux qu'un bout de papier ou un écran qui s'éteint lorsque les piles sont épuisées. Circonspects, ils continuèrent leur promenade, en se demandant probablement s'ils ne venaient pas de croiser un extraterrestre ou pour le moins, un écervelé bariolé, pendant que de mon côté, je continuais mon ascension, en me demandant d'où ils pouvaient bien venir ?
Arrivé à une bergerie vide mais certainement en activité, et ne voyant aucun itinéraire alternatif pour retourner à Finike dans les temps, je décidais de rebrousser chemin, Dix minutes plus tard, je retrouvais Halil et Hatice, assis par terre. Et devinez, ce qu'ils faisaient ... Ils donnaient tranquillement des miettes de pain à une colonie de fourmis. Surprenant chez nous, mais pas en Turquie, car ici, le règne animal dans sa diversité inspire toujours respect et attention miséricordieuse. Pour des turcs, ce serait un crime que d'écraser par négligence des insectes, ou de ne pas donner à manger à des chiens ou des chats errants. Je les saluai en découvrant avec étonnement les fourmis que j'allais négligemment piétiner, puis continuai ma descente, toujours a l'affût d'indice pour suivre la piste évanescente. A plusieurs reprises je perdis la trace tout en distinguant un peu plus bas, en pointillés, son tracé diffus. J'étais justement en train de sauter de blocs en blocs pour rejoindre la piste dont je m'étais éloigné par mégarde d'une centaine de mètres, lorsque j'entendis un sifflement. C'étaient mes deux compères qui, en contre-bas, m'avaient aperçu, et faisaient désespérément de grands moulinets avec leurs bras, pour me montrer le chemin. Je les avais vus descendre et prendre de l'avance sur moi qui galérais pour progresser dans un chaos de dalles de phonolithe. A mon tour, je leur fis de grands signes pour les rassurer, mais apparemment, cela ne suffit pas car ils m'attendirent de peur que je ne me perdisse pour de bon. Et c'est ainsi que nous descendîmes ensemble et fîmes plus ample connaissance.






En arrivant à Finike, me voyant m'arrêter sous un mûrier pour remplir mon habituelle boîte à trouvailles de ses délicieux fruits, ils m'aidèrent dans ma cueillette, puis nous nous quittâmes, car je devais rejoindre la marina avant l'heure de couvre-feu, et Halil et Hatice partaient dans la direction opposée pour rentrer chez eux. Alors que le parcours improbable que j'avais suivi ne le laissait pas imaginer, mon errance fut l'occasion d'une rencontre fort sympathique, appréciée de part et d'autre et que nous prolongeons encore aujourd'hui par l'échange de quelques messages et photos.
 Les mains de Hatice pleines de mûres, des noires, ou des blanches, toutes aussi bonnes.
(en Turquie, elles poussent sur des arbres. C'est plus commode à ramasser que les nôtres qui sont dans les ronciers.
(Photos de Halil)

A l'arrivée de ma petite randonnée, les mûres dans un bon yaourt glacé. Miam, miam !
Après ces quatre dimanches de liberté limitée à seulement 4 heures, au pire moment de la journée, les règles du confinement furent allégées, les personnes de plus de 65 ans pouvant se promener le dimanche entre 10 et 20 heures. Comme vous vous en doutez probablement, j'ai mis à profit cette extension horaire pour aller faire deux virées de plus de neuf heures de marche. De la vraie grande randonnée, dont je vous parlerai prochainement, car la première fut épique par la galère dans laquelle je me suis retrouvé, et la deuxième me permit d'arriver à une très lointaine nécropole lycienne dans un endroit enchanteur. Et j'avais emporté mon matériel photo !


Et pour terminer, un peu de phonétique à propos des prénoms de mes amis que j'ai écrits en respectant l'orthographe d'origine : la lettre turque H n'a pas d'équivalent phonétique en français. On la prononce un peu comme le خ arabe, dont la translittération est Kh comme par exemple pour le chanteur Cheb Khaled. Quant au c, il se prononce comme un tz de chez nous, et le e se prononce é.
En France, on écrirait les deux prénoms ainsi ; Khalil et Khatitzé.
Une petite recherche m'a permis de trouver l'origine arabe de Hatice, et qui signifie, selon les interprétations "sainte" ou "puissante".