Bienvenu sur le site de Sabay Dii

En laotien, Sabay Dii signifie "bonjour", "salut", "ça va"...
Dans la pratique, cette expression est utilisée chaque fois qu'on est heureux de rencontrer quelqu'un.
Pas étonnant que j'ai baptisé mon bateau "Sabay Dii", non ?

mardi 15 septembre 2020

Sabay Dii frôle Kastellorizo, entre les bateaux de guerre grecs et turcs

Comme vous le savez, au mois de juillet, je n'étais autorisé à naviguer qu'entre Antalya et Kaş, et j'en ai profité pour continuer à explorer le secteur compris entre Finike et Kaş. Après une halte dans la jolie crique de Karaloz, je suis parti plein ouest pour rejoindre la charmante ville de Kaş, limite occidentale de mes micro navigations coronovirales de 2020.

La carte ci-dessous indique la trace de Sabay Dii, contre le vent, une fois de plus. 25 milles seulement, ce qui se fait tranquillement dans la journée, même quand le vent est poussif, comme ce fut le cas une bonne partie du temps.

Par contre, ce que l'on ne voit pas sur la carte précédente, ce sont les limites territoriales de la Grèce et de la Turquie, qui sont marquées sur la carte suivante :

Maintenant, en rapprochant les deux cartes, on voit que, en passant à l'est de l'île grecque de Kastellorizo (ou Kastellórizo ou Megisti, ou Meis (en turc), ou Castelrosso, en italien), Sabay Dii a navigué en flirtant avec la frontière maritime gréco-turque, ce qui n'est pas un problème en soi, en temps normal, comme en 2019, lorsque j'ai suivi cette même route à plusieurs reprises.

Mais depuis, les choses ont changé. En effet, le gouvernement turc a ordonné une campagne de prospection d'hydrocarbures dans la région, y compris dans les eaux grecques de Kastellorizo, en contradiction avec le droit maritime international.

Cette recherche effrénée ne date pas d'aujourd'hui, car la Turquie, outre sa situation économique désastreuse avec en particulier une monnaie qui a perdu presque un tiers de sa valeur en six mois (ce qui fait mes affaires), n'a pas de ressources énergétiques propres. Ayant une monnaie faible et peu de réserves en devises, elle doit donc tenter de découvrir rapidement, coûte que coûte, des gisements d'hydrocarbures. Or la Méditerranée Orientale semble offrir de belles perspectives, notamment en gaz naturel. C'est d'ailleurs un bateau national de prospection qui fut ma première rencontre maritime au large d'Antalya, lorsque j'arrivai en 2019 de la Mer Rouge.

Mais de là à aller forer dans les eaux de Kastellorizo, il y a un pas dangereux que le Président Erdogan n'a pas hésité à franchir cette année. A cela plusieurs raisons dont certaines que je n'évoquerai pas, à cause des risques (au moins administratifs) que je courrais en raison de ma situation particulière de propriétaire d'un voilier stationné en Turquie, et parce qu'elles sont clairement explicitées et abondamment commentées dans la presse, internationale ou française (voir quelques exemples intéressants en fin d'article).

Je ne parlerai donc ici que de la situation très particulière de Kastellorizo, et de ce que j'ai pu voir au cours de ma navigation dans ce secteur en effervescence. Mais pour pouvoir appréhender la complexité du problème, un peu de géographie et un peu d'histoire sont nécessaires.

Un peu de géographie

Kastellorizo, officiellement appelée en grec Meyisti/Megisti fait partie de l'archipel du Dodécanèse (Δωδεκάνησα en grec) qui comme sont nom l'indique, est constitué de "douze îles" assez grandes et d'une multitudes d'îlots (164 au total).

Les douze grandes îles du Dodécanèse

Le Dodécanèse est situé au nord-est de la Crète et au sud-ouest des côtes turques. L'archipel, baigné par la mer Égée, est donc relativement éloigné de la Grèce continentale. Les 12 îles principales qui lui ont donné son nom ont varié au fil de l'histoire ; ce sont aujourd'hui les îles grecques suivantes : Rhodes, Kos, Pátmos, Kálymnos, Kárpathos, Sými, Leros, Tílos, Níssyros, Kastellorizo, Astypalée et Kassos, mais Lipsi et Chálki en ont fait autrefois partie. Kastellorizo est l'île la plus petite de l'ensemble. C'est aussi le territoire grec le plus éloigné de la Grèce continentale. 

On voit ici apparaître la première raison à la décision du gouvernement turc qui sans se soucier du droit et des traités internationaux, considère que Kastellorizo serait plus turque que grecque, géographiquement, ce qui est fondamental lorsqu'on raisonne en termes de plateau continental, comme le font les géologues et donc les prospecteurs miniers.

Sur cette carte, on retrouve le Dodécanèse, et le petit point rouge indiqué par la flèche n'est autre que Kastellorizo.

Paradoxalement, le nom Meyisti/Megisti signifie en grec "la plus grande". C'est tout simplement parce que Kastellorizo est la plus grande île du petit groupe d'îles et îlots de son voisinage. A peine 9 km2 de superficie pourtant, mais d'une particulière beauté naturelle qui en fait une destination touristique importante (35000 touristes en année normale), notamment pour les turcs qui y vont depuis Kaş, en bateau, pour y passer la journée. Et dans l'autre sens, ce sont les 500 grecs de Kastellorizo qui vont habituellement acheter les fruits et légumes au marché de Kaş, ou qu vont consulter à l'hôpital régional. Aujourd'hui, les voila contraints de partir à Rhodes, à trois heures de distance, alors qu’il suffit de vingt minutes pour se rendre chez le voisin. En résumé, Kastellorizo et Kaş sont au sens propre et au sens figuré extrêmement proches, et également pénalisées par la fermeture de la frontière pour raison officieuse de pandémie, mais en réalité pour cause de guerre potentielle.

Sur cette image de Google Earth, on voit que Kastellorizo est plus grande que ces proches voisines.

Kastellorizo vue depuis Kaş (photo Internet)
Un peu d'histoire

Kastellorizo ne sonne pas vraiment grec comme nom, mais plutôt italien. La première partie dérive du mot italien castello, qui signifie château, en raison de l'existence d'un château de l’ordre des Hospitaliers. La seconde partie de son nom est généralement considérée provenant du mot rosso, qui signifie rouge. Cependant, selon d'autres théories, l'île est souvent appelée Castel Ruggio dans des cartes anciennes. Certaines théories la lient avec le mot Rhoge, l'ancien nom de l'îlot voisin de Ro, tandis que l'historien I.M. Hatzifotis affirme que ses recherches prouvent qu'il provient du grec rizovouni (pied de montagne) puisque la ville a été fondée au pied de la montagne où se trouve le château. En tout cas, c'est italien, parce que cette île fut longtemps italienne, entre autres.
Eh oui, comme nous allons le voir, l'histoire de ce caillou est incroyablement tourmentée.
L’île était peuplée depuis la période néolithique. Colonisée par les Doriens, elle fit partie de la Lycie dont je vous ai déjà beaucoup parlé, car Sabay Dii explore depuis un an la Côte Lycienne. C'est à cette époque qu'on lui donna le nom de Megisti. Suivit la période hellénistique, où elle faisait partie de la Pérée rhodienne, une région contrôlée et colonisée par l'île voisine de Rhodes (à 150 km environ). Elle a ensuite fait partie de l'empire d'Alexandre, puis de l'Empire romain, servant de base à la flotte romaine dans ses campagnes contre les pirates ciliciens. À l'époque byzantine, elle a été incluse dans le thème des Cibyrrhaeots. En 1306, l’île a été reprise par l'Ordre des Hospitaliers, un ordre militaire catholique qui a surgi à Jérusalem au début du 11ème siècle. L'île fut conquise dans le cadre plus large de la conquête de l'île de Rhodes, qui devint le centre d'un ‘’État croisé’’ comprenant Kastellorizo. Les ‘’Hospitaliers’’ - souvent appelés les Chevaliers de Rhodes - utilisaient l'île principalement comme lieu de bannissement; et c'est à cette fin qu'ils construisirent un château-prison à l'entrée du port, sur les fondations d'une ancienne forteresse de l'époque dorique. Il se peut que cela ait donné à l'île son nom commun actuel, en raison de la teinte rougeâtre des rochers où se trouve le château. Dans les années 1440, l'île a été détruite par la marine du Sultanat mamelouk d'Égypte, tandis qu'en 1461 elle fut saisie par les Aragonais, qui l'annexèrent au royaume de Naples, et reconstruisirent le château détruit par les mamelouks. Dans les années 1510, Kastellorizo tomba sous la domination ottomane et y resta jusqu'au début du 20 ème siècle, à l'exception de brefs intervalles pendant le Siège de Candie, la guerre russo-turque de 1787–1792 et la guerre d'Indépendance grecque. En 1913, à la suite de la guerre italo-turque, les habitants emprisonnèrent le gouverneur ottoman et sa garnison et proclamèrent un gouvernement provisoire ; l'île est restée autonome jusqu' au début de 1914, avant de repasser sous le joug de l’Empire ottoman. En 1915, pendant la Première Guerre mondiale, alors que le royaume grec était encore neutre, la marine française occupa l'île pour l'utiliser comme base navale. L'île a été cédée ensuite à l'Italie en vertu des traités de Sèvres (1920) et de Lausanne (1923) et intégrée dans les îles italiennes de l’Égée, où appartenait déjà le reste du Dodécanèse. Après la capitulation italienne de septembre 1943, l'île fut occupée par les forces alliées et resta sous leur occupation pour le reste de la guerre. En 1947, Kastellorizo a finalement été affectée à la Grèce en vertu des traités de paix de Paris et a officiellement rejoint l'État grec le 7 mars 1948 avec les autres îles du Dodécanèse. Le film italien Mediterraneo, qui a reçu l’Oscar du meilleur film étranger en 1992, s’inspire de l’histoire de l’île pendant la Seconde Guerre mondiale.
En résumé, Kastellorizo a une histoire extrèmement tourmentée qui, sans parler des pirates ni de courtes périodes d'autonomie, l'a vue soumise aux Lyciens, aux Grecs, aux Perses, aux Romains, aux Byzantins, aux Arabes, aux Aragonais et aux Napolitains, aux Ottomans, aux Français, aux Italiens, aux Alliés, avant d'être rendue à la Grèce. Mais cette décision finale dans le cadre du traité de Paris qui souligne la défaite militaire de la Turquie passe très mal chez une partie des turcs nostalgiques d'un empire pan-ottoman, qui considèrent que 5 siècles de califat valent plus qu'un simple traité international.

Ce que j'ai vu

Des bateaux de guerre, encore des bateaux de guerre, toujours des bateaux de guerre. A l'exception d'une petite frégate grecque mouillée devant le port de Kastellorizo, ce ne sont que des navires turcs ancrés dans les nombreuses baies que j'ai visitées cette année, ou tournant en rond au large depuis des semaines. Une flotte impressionnante ! Ce sont certains de ces bateaux qui escortent le bateau national d'exploration "Oruç Reis".
Le bateau de prospection Oruç Reis (photo Internet)
     
Le même encadré par la marine de guerre turque (photo Internet)

Bateau turc devant Kaş










Bateau turc dans la baie de Çavuş
Une vraie armada turque contre laquelle la marine grecque ne fait pas le poids. C'est d'ailleurs la même situation si l'on compare les deux armées de terre, la Turquie étant un pays très militarisé opérant sur de nombreux fronts (Syrie, Lybie, mais ce n'est pas tout). avec des soldats très expérimentés. Par contre, en ce qui concerne la maîtrise de l'air, le rapport est inversé, la Grèce étant équipée de Mirage 2000-5 très modernes et surtout pilotés par des officiers très performants, alors que de l'autre côté, la Turquie ne dispose que de vieux bombardiers et de chasseurs datant des années 70, sans pilotes compétents suite à la purge qui a suivi la tentative de coup d'état de 2016.
Et ce que ne disent pas les informations turques, c'est que le 12 septembre de cette année, la Grèce a passé commande de 18 rafales lui permettant d'anéantir en quelques heures une bonne partie des forces turques, commande à laquelle il faut ajouter la promesse d'achat de quatre frégates et autant d'hélicoptères de marine, ainsi que le recrutement de 15 000 soldats supplémentaires. Il est probable que, même si le gouvernement turc affirme que c'est  pour des raisons de maintenance, cette mesure a du peser sur la décision de ne pas prolonger la mission du bateau prospecteur Oruç Reis que j'ai vu retourner sagement à Antalya.
L'heure de la récréation semble donc avoir sonné. Il est temps pour les grecs et les turcs de se retrouver à la table des négociations pour régler leur problème de frontières. C'est ce qu'attendent de nombreux turcs que j'ai rencontrés et qui voulaient connaître mon opinion sur ce différent qui alimente ici toutes les discussions. A l'évidence, ils ne disposaient que d'une information très parcellaire et orientée (focalisée en particulier sur Macron et sur le fait que la France ait envoyé quelques navires de guerre et deux rafales dans le cadre de son assistance à son alliée, la Grèce). Et en général, en discutant un peu avec un français qui pense que la négociation fait toujours moins de ravages que les guerres, ils avouent rapidement que leur souhait le plus cher est que la tension retombe très rapidement car, après la catastophe du coronavirus, ce conflit potentiel aura découragé plusieurs dizaines de milliers de touristes de venir dans cette splendide région. Sans touristes pendant une saison complète, c'est la ruine annoncée pour de très nombreuses familles qui vivent ici, sans avoir jamais eu le moindre problème avec leurs voisins de Kastellorizo.
Pour plus d'informations, trois articles intéressants :
https://www.lepoint.fr/monde/en-achetant-des-rafale-la-grece-exploite-le-point-faible-de-la-turquie-15-09-2020-2391903_24.php
https://www.lefigaro.fr/vox/monde/face-a-erdogan-la-france-ne-peut-plus-compter-sur-l-otan-ni-sur-l-allemagne-20200915
https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2020/08/26/l-ile-de-kastellorizo-victime-collaterale-des-tensions-entre-la-grece-et-la-turquie_6049976_4500055.html