Le 1er mars 2019, Sabay Dii
arrivait à Port Suakin, après une semaine de navigation depuis Djibouti,
semaine relativement tranquille si ce n’est les dernières 36 heures pendant
lesquelles nous nous sommes faits secoués comme dans une lessiveuse en position
« essorage », à cause de vagues incroyablement brutales.
En préparant la longue et très
redoutée remontée de la Mer Rouge, j’avais inscrit Port Suakin comme port de
relâche entre Djibouti et Suez, et comme port d'entrée au Soudan, non pas pour découvrir le Soudan et ses habitants
qui m’étaient totalement inconnus (si ce n’est au travers de tout ce qui s’écrit
à propos des éternels conflits qui s’y déroulent depuis plus d’un demi-siècle),
mais tout simplement parce que lorsqu'on navigue en solo ou en duo, encore plus
que lorsque l’équipage est bien étoffé, on a besoin de faire des pause. D’abord
pour recharger les batteries humaines qui peuvent s’épuiser petit à petit à
longueur de veilles nocturnes, mais aussi pour refaire le marché en produits
frais, et éventuellement pour faire de la maintenance, si nécessaire. Bien sûr, la visite est presque toujours un plus, car pourquoi aller naviguer loin si ce n’est pour découvrir de nouvelles contrées et faire connaissance avec les « naturels », comme on disait naguère.
Après une longue navigation, les
idées s’entremêlent un peu confusément au moment de l’atterrage (l'atterrage est le terme de marine pour désigner tout ce qui se passe à bord entre le moment où la terre est aperçue, et le débarquement). On se met à rêver d’une longue sieste dans un lit
qui ne fait plus des sauts, à un repas pris assis, à une table. Si une marina
est au programme, c’est la douche chaude qui est favorite. Certains se voient
en train de déguster une bière fraîche à la terrasse d’un bistrot, d’autres se lèchent les babines à l'idée de déguster une glace le long des quais, ou plus simplement, on a une envie
irrésistible d’aller se dégourdir les jambes.
Mais c’est oublier que lorsqu’on
change de pays, avant de se reposer et surtout avant de débarquer, il faut d’abord satisfaire à toutes les
formalités du pays d’accueil, et pour ça, on peut avoir le pire comme en
République Dominicaine, en Indonésie, en Nouvelle Zélande ou en Australie, ou
le meilleur comme en Europe mais aussi en Malaisie, aux Tongas ou au Salvador.
Lorsqu'on change de pays avec un bateau, on est obligé d'entrer et de sortir, par un port international, et au Soudan, il n'y en a que deux, Port Suakin, et Port Soudan distants d'une vingtaine de milles. Les formalités y sont à peu semblables, mais avec des tarifs plus favorables et surtout avec un contrôle réputé moins strict des allers et venues à Suakin, d'où mon choix. Au Soudan, les choses
sont relativement simples, car soit on prend un agent qui se charge de tout,
moyennant rétribution évidemment, soit on fait tout par soi-même, en étant sûr
d’y perdre au moins une grosse journée, à l’arrivée et une autre au départ, si
tout se passe bien. A Suakin, c’est d’autant plus simple qu’il n’y a qu’un seul
agent, Mohamed, et qu’il a très bonne réputation.
Mohamed (à gauche) vient nous rendre visite pour les formalités. Très disponible, très cordial et très efficace. ***** |
Réputation tout-à-fait justifiée, vu qu’un quart d’heure à peine
après que nous ayons jeté l’ancre, il arrivait en dinghy avec toute la
paperasse à remplir, qu’une demi-heure plus tard, il nous faisait parvenir de
l’argent local (la livre soudanaise) et une carte sim, et qu’en milieu de
journée, nous disposions de nos passeports avec un laisser-passer (le shore
pass est le terme anglais consacré pour désigner un "permis de débarquer", document officiel qui remplace dans certains pays le visa pour les
marins). Un sans-faute !
Du coup, en fin d’après-midi, après
un peu de rangement, un grignotage et une bonne sieste, nous avons décidé
d’aller en annexe à l’île centrale de Suakin, pour nous dégourdir les gambettes.
Comme vous allez vite le comprendre au vue des photos, il nous faudra attendre un peu avant la douche chaude ou la glace.
Position de Sabay Dii, avec l'îlot de "Old Suakin" et le petit isthme pour y accéder |
En arrière-plan de ces trois sympathiques gamins revenant de la baignade, Sabay Dii, devant l'îlot de Old Suakin |
Cet îlot fut le cœur de
l’ancienne ville de Suakin qui était à l’époque de l’esclavage, l’un des plus
importants ports négriers d’Afrique. Il n’en reste aujourd’hui que des ruines,
à l’exception des bâtiments que les Turcs restaurent avec art, dans le cadre
d’un accord de coopération.
L'une des deux anciennes mosquées restaurées (l'une du XVIe siècle, et l'autre du XIXe) |
Ce petit îlot n’en est en fait plus un car on peut y accéder par un petit isthme, et c’est par là qu’arrivent de la ville, le soir venu, ceux qui ont envie de prendre l’air frais plutôt que la poussière. C’est donc sur l’îlot de Old Suakin que nous avons eu notre premier contact avec la population, et que nous avons compris comment allait se passer notre séjour au contact des soudanais. En effet, à peine débarquions nous que les gens sont venus à notre rencontre avec toujours les mêmes mots
How are you ? Where are you from ? Welcome in Sudan
Salutations amicales, sourires, poignées de main, et bien sûr, selfies et photos de groupe.Nous avons vite compris qu'en nous souhaitant la bienvenue, ce n'était pas pure formalité de la part de ces gens, incroyablement chaleureux et joyeux. Et toutes les bonnes surprises qui nous attendaient les jours suivants (plus de trois semaines) vont confirmer cette première impression de gentillesse, de générosité, et l'atmosphère incroyablement paisible de ce coin de la planète. Nous étions à mille lieues des idées reçues sur le Soudan
Remarquez le gabarit moyen de mes compères |
Il serait fastidieux de vous faire l'inventaire de toutes les amabilités dont nous avons été destinataires. Cela va de nos consommations payées par un inconnu qui passe dans la rue en nous faisant un signe discret de la main le premier jour, à une invitation à un repas dans une vieille mosquée du XIII e siècle, sans parler du Directeur général de la succursale des camions allemands de la marque MAN qui, rencontré par hasard à Suakin, va nous donner rendez-vous à Port Soudan. Un coup de téléphone et toutes affaires cessantes, il viendra nous chercher dans les embouteillages pour nous aider à trouver un joint spi pour le guindeau. D'une gentillesse et d'une disponibilité inimaginables en Europe, il nous déposera plus tard au marché en insistant sur l'idée qu'il nous faut absolument considérer qu'il est à notre disposition à tout moment de notre séjour, pour quelque raison que ce soit, et qu'en cela il ne fait rien d'autre que ce que ferait tout bon soudanais. Comme il le dit si bien, "ici, nous n'avons pas grand chose et donc nous avons plus a offrir" (il est fils d'un égyptien et d'une soudanaise, et à la différence de ses frères et sœurs qui sont allés faire fortune à l'étranger, lui veut vivre sa vie de soudanais qu'il considère bien plus humaniste que dans les pays occidentaux. Et il a bien raison !). Nous le reverrons quelques jours plus tard, à une autre occasion.
Invitation à partager un repas dans la vieille mosquée du XIIIe siècle |
Vous le reconnaissez ? C'est notre hôte de la mosquée |
Autre qualité à mettre au crédit des soudanais, l'absence de toute forme de cupidité. Ainsi, pendant notre séjour, on ne nous a jamais demandé le moindre bakchich. Chaque fois que nous avons fait nos achats, tout le monde nous disait les mêmes prix, et c'étaient des prix dérisoires, notamment pour la nourriture achetée au marché ou dans des petites épiceries. Mais pas seulement ...
Nous aurons les mêmes bonnes surprises à Port Soudan, avec des personnes nous offrant le thé, se décarcassant pour nous aider à trouver des trucs introuvables, ou pour nous faire découvrir des coins sympas.
Un seul exemple pour illustrer mon propos : mon smartphone tombe en panne à Suakin. Impossible d'accéder aux applications, puis quelques heures plus tard, impossible de l'arrêter ni de le redémarrer. J'avais déjà eu deux fois un problème un peu semblable mais étais arrivé à m'en sortir la première fois avec beaucoup de chance, puis, pour la seconde fois, c'est le service technique de la FNAC qui l'avait réinitialisé me faisant perdre presque tout ce qui était en mémoire. Donc je me retrouve dans la même situation, et malgré tous mes efforts, impossible de résoudre le problème. Et c'était un sérieux problème car c'est par ce smartphone que j'ai accès aux messages par les satellites Iridium, et que je peux récupérer en pleine mer des fichiers météo, ou donner l'alerte en cas de problème de santé très grave, d'avarie mettant en danger la vie de l'équipage, ou en cas de naufrage. On part donc avec Bernard pour tenter de trouver quelqu'un capable de faire un redémarrage de l'appareil sans perdre mes applications de navigation et de téléphonie satellite, et qui plus est sur un téléphone en français (or au Soudan on parle arabe). Arrivés à Port Soudan, on débarque chez le premier vendeur de téléphones du quartier "électronique" qui me dit que ça ne va pas être de la tarte, mais qu'il va me conduire chez le meilleur technicien du coin. Il nous offre un thé (qu'il achète dans la rue) pendant qu'il lui téléphone et nous voilà partis pour une nouvelle échoppe. Quelques bidouillages du très jeune technicien pour me dire que ça ne va vraiment pas être de la tarte mais qu'il va essayer de trouver la solution. Il me fait aussi bien comprendre qu'il est inutile de revenir avant 3 ou 4 heures. A 16 h, je retourne chez le premier vendeur qui nous offre un autre thé, pendant qu'il tente, mais en vain, de joindre le technicien. Un peu inquiet, je retourne à l'atelier, mais le technicien n'est pas là. J'attends une heure puis demande où sont le technicien et mon téléphone, aux autres réparateurs de cet atelier. On me répond qu'il est parti avec mon téléphone pour voir avec d'autres techniciens comment remettre en état le smartphone. Un enfant qui était là me propose de le suivre pour aller retrouver le technicien. Traversée du quartier, passage d'un atelier à un autre, d'un étage à un autre, dans un dédale incroyable, pour arriver finalement sous des toits, ou quatre types avec plein d'ordinateurs connectés à mon téléphone sont en train de griller leurs neurones. Il me font signe de ne pas les déranger et de me coucher par terre, car à part des ordinateurs en train de tourner, il n'y a rien d'autre dans ce grenier délabré. Une demi-heure plus tard, ils se retournent vers moi avec un grand sourire, me tendent mon précieux appareil en me disant OK. Oh miracle, tout y est. Mon téléphone est exactement comme avant, or ils ont été obligé de réinstaller le noyau Androïd. Il a donc fallu qu'ils trouvent la trace de toutes mes opérations pour pouvoir recharger les applis, et cela ne peut être fait que par Google ou Playstore, avec mon mot de passe. Ces petits génies de hackers ont passé l'après-midi à craquer les codes, on trouvé mon adresse électronique, mon code secret, se sont fait passer pour moi alors qu'ils ont été obligés de changer l'ID de l'appareil (exactement comme si j'avais acheté un nouvel appareil). Ils y ont passé des heures. C'est leur boulot certes, mais en demandant combien coûtait la réparation, j'étais un peu anxieux, ne sachant si j'avais assez d'argent sur moi. Réponse : deux dollar US, soit moins de 2 € alors qu'il savaient que mon smartphone en valait 100 fois plus et que j'étais absolument dépendant d'eux. Le pourboire que je leur ai laissé les a laissés rêveurs et jubilants. Quant au premier vendeur rencontré qui avait passé son après-midi à siffloter des thés avec Bernard, il a rayonné de joie en apprenant que l 'appareil était réparé, et pour seule commission, m'a donné un bout de papier avec son numéro de téléphone en me demandant de l'appeler, si d'aventure on repassait à Port Soudan, car il serait ravi de nous offrir le thé.
Bref, vous l'aurez compris, notre séjour avec les soudanais fut un véritable enchantement, et tous les soirs, en revenant de nos journées de balades, nous nous disions avec Bernard que nous avions découvert l'un des peuples les plus accueillants et attachants de la planète.
Trois femmes qui sont venues faire le marché à Suakin et qui m'appellent pour me souhaiter la bienvenue dans leur pays |
Des sourires encore des sourires, toujours des sourires |
Un jeune vient nous montrer sa belle moto |
Autre moyen de transport mais même fierté et même amabilité |
Les petits baigneurs que vous connaissez déjà |
Séance désopilante d'épilation et de rasage avec une lame de rasoir achetée au marché |
Aujourd'hui, c'est les vacances. Pas d'école, et j'ai la chance d'avoir un vélo, moi. |
Invitation chez les sauniers de Suakin. A Suakin, il y a de grands marais salants non loin de la où était mouillé Sabay Dii |
On vient discuter à la fraîche, le long du quai du port de pêche |
Comme vous l'aurez certainement remarqué sur ces quelques photos, on trouve à Suakin et dans sa région, une grande variété ethnique qui s'explique facilement par l'histoire générale du pays et par l'histoire particulière de cet ancien port négrier.
Les nubiens
Les plus nombreux et les plus remarquables par leur taille et leur carrure impressionnantes sont les habitants d'origine locale, à savoir les Nubiens, la Nubie étant l'immense région qui recouvre le Sud-Est du Soudan, et le Sud de l'Egypte. Ils constituaient l'élite des légions de César, et terrorisaient les ennemis de Rome par leur morphologie hors du commun et par la couleur sombre de leur peau. C'étaient aussi de formidables gladiateurs (pour vous rafraîchir la mémoire, un petit retour s'impose aux grands classiques Astérix légionnaire et Astérix gladiateur). Mais les Nubiens n'ont pas fait que servir les romains. Bien avant eux, suite à de récentes découvertes archéologiques et contrairement aux idées reçues, ils furent les précurseurs de la formidable civilisation égyptienne, avec laquelle ils resteront en conflit pendant des siècles.
Voir http://shenoc.com/decouvertes_scientifiques.htmBien plus tard, ils donnèrent à l'Egypte les Ethiopiques, ces fameux pharaons noirs de la XXV e dynastie qui régneront pendant près d’un siècle sur l’Égypte, avant d’être repoussés dans leurs frontières nubiennes, au sud de la première cataracte, l’actuel Assouan, par les Assyriens, dans la deuxième moitié du VIIè siècle avant notre ère.
Voir https://www.ammafricaworld.com/pharaons-noirsl-histoire-secrete-de-la-nubie
Autre lecture sur le sujet ... le livre Soudan, Aux origines de la Civilisation Pharaonique.
Les "noirs-africains"
Bien moins nombreux à Suakin, rien ne permet de les distinguer des habitants de l'Afrique centrale, et c'est normal. En effet, soient ils sont originaires du Sud ou de l'Ouest du Soudan qui de part sa taille immense partage une partie de ses frontières avec la République Centrafricaine et avec celle du Congo, soit ce sont des descendants des esclaves que les arabes allaient chercher dans ces pays. Dans les deux cas, ils viennent du Sud ou de l'Ouest, où ils sont ultra majoritaires.
Les Arabes
Ils constituent le troisième groupe important. Présents depuis longtemps dans la région pour organiser le commerce des esclaves, ils se sont installés et ont pris les commande de toute la partie Nord du Soudan. Il sont faciles à reconnaître par leur habillement prosélytique, leurs femmes voilées, et la pratique ostentatoire de leur religion. Ils vont et viennent au rythme des appels à la prière des mosquées. Ils contrôlent l'économie mais leur situation est en train de changer. En effet, il faut savoir que le Soudan fut le plus grand pays d'Afrique mais a récemment été partitionné en deux états souverains reconnus par les Nations Unis : le Soudan Sud qui est la partie Sud de l'ancien Soudan et le Soudan qui bien qu'amputé a gardé son nom, mais que j'appellerai le Soudan Nord pour des raisons de clarté. Tout opposait ces deux parties ; au Sud et à l'Ouest, des africains, noirs, animistes ou chrétiens, peu organisés, et au Nord des Arabes, musulmans qui ayant tous les rênes du pouvoir, avait décidé d'imposer la charia à tout le pays. Il n'en fallait pas plus pour mettre le feu aux poudres. Après des années de lutte, l'idée de la partition s'imposa, mais ne résout pas tous les problèmes pour autant. L'un deux est économique, car le Soudan Sud se retrouve avec d'importants gisements d'hydrocarbures qui constituaient, avant la partition, les ressources de l'ex-gouvernement du Soudan. Le Soudan Nord ce retrouve donc aujourd'hui sans ressource, mais comme il est le seul à disposer d'infrastructures pour écouler, raffiner et exporter le pétrole, une fragile entente s'est instauré entre les deux pays interdépendants.
A Suakin, on se trouve au Sud du Soudan Nord, et étant donné la mixité des populations locale, la loi islamique n'est pas réellement imposée, tant les dérogations sont nombreuses. On entend bien l'appel du muezzin pour les cinq prières de la journée, mais on ne voit pas une ruée vers la mosquée ou des personnes en train de prier sur leur carpette en pleine rue, comme cela est fréquent en Egypte, ou dans le Nord du Soudan Nord.
Et les autres
Et puis il y a tous ceux issus du mixage des communautés, ou ceux qui ont fuit leurs pays comme pas mal d’Érythréens. Ils sont très nombreux et difficilement identifiables tant les traits de leurs visages et leurs statures sont composites et variables.
Et dans l'ensemble
Et tout ce monde vit en paix. De l'avis de tous, on vit en harmonie entre communautés, et la tolérance est la règle de la société. Effectivement, pendant notre séjour, nous n'avons senti aucune tension. Au contraire, c'est le côté paisible, apaisé, tolérant de la vie publique qui nous a impressionnés. Et il est difficile d'imaginer depuis Suakin que dans le Darfour, à des milliers de kilomètres de là, mais au Soudan quand même, des seigneurs de guerre perpètrent depuis des décennies l'assassinat systématique de leurs opposants, et les massacres collectifs, en usant du viol et de la destruction des récoltes comme armes de guerre.
En revanche, toute la population semble unie pour contester, avec toute l'énergie nécessaire, le pouvoir central symbolisé par son Président Omar Al-Bachir qui, depuis 30 ans serre la vis tout en remplissant ses poches et celles de ses proches. Les manifestations actuelles en témoignent et il n'est pas impossible qu'elles dégénèrent dans un bain de sang, suivant la position de l'armée, car dans ce pays, autant la population est paisible, autant ses dirigeants sont dépourvus de toute humanité à l'égard du peuple,
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