Pendant très longtemps, pour rejoindre l'Europe depuis l'Océan Indien, les bateaux n'avaient qu'une seule route possible, celle dangereuse passant par le Cap de Bonne Espérance (qui fut longtemps appelé, à juste titre, le "Cap des Tempêtes"), et très longue, car après être passé au Sud de l'Afrique, il fallait remonter l'Océan Atlantique (Nord et Sud).
Depuis 150 ans, les marins ont une autre option, en passant par la Mer d'Arabie, puis la Mer Rouge pour déboucher en Mer Méditerranée, via le Canal de Suez. C'est la route qu'a suivie Sabay Dii. Elle n'est pas beaucoup plus facile car au danger des pirates, il faut ajouter celui du très mauvais temps qui règne sur une bonne partie de la Mer Rouge, et celui des récifs très nombreux et mal voire non cartographiés qui s'y trouvent. Mais le passage par le Canal de Suez a l'avantage d'être bien plus court que la route passant par l'Afrique du Sud.
L'idée d'une jonction entre la Mer Rouge et la Méditerranée est en fait très ancienne puisque dès l'Antiquité, on eut l'idée d'établir à travers l'isthme de Suez une voie navigable, mais on chercha toujours à joindre le Nil à la mer Rouge par le lac Timsah. Tel fut le canal entrepris par le pharaon Nechao, vers 600 av. J.-C., continué plus tard par Darius et terminé par Ptolémée II. Bientôt obstrué, il fut rétabli par l'empereur Trajan, puis par le conquérant arabe Amrou vers 640, comblé enfin au VIIIe siècle. Aux dires d'Hérodote, sa longueur était de quatre journées de navigation et sa largeur permettait à deux trirèmes de passer de front. Le projet de jonction des deux mers fut repris au XVIe siècle par les Vénitiens, puis par Bonaparte lors de l'Expédition d'Egypte. En 1846, le père Enfantin et quelques saint-simoniens étudièrent de nouveau la question d'un canal orienté Nord-Sud pour joindre directement la Mer Rouge et la Méditerranée.
Il faudra attendre un homme d'exception pour voir cet ambitieux projet se concrétiser : Ferdinand de Lesseps, dont l'engagement, mais aussi le pouvoir de séduction et le don de persuasion vont faire tomber tous les obstacles. Ayant adhéré aux idées d'Enfantin de percer l'Isthme de Suez, ce diplomate qui jouit d'une bonne réputation à la cour de Napoléon III et qui est aussi un ami du Khédive d'Egypte va imaginer un financement des travaux, et s'entourer d'excellents ingénieurs pour programmer et organiser les chantiers qui dureront une dizaine d'années.
Malgré la difficulté des travaux (70000 fellahs égyptiens périront au cours des travaux) et malgré les manœuvres sournoises des anglais cherchant à tout prix à faire capoter ce qu'ils considéraient comme une atteinte à leur main-mise sur la navigation entre l'Europe et les Indes, la jonction des eaux aura lieu le 15 août 1869, il y a presque exactement cent cinquante ans.
Le canal sera inauguré officiellement le 17 novembre, en grande pompe, en présence de l’impératrice Eugénie et de l’empereur François-Joseph d’Autriche. La première de l’opéra de Verdi Aïda est donnée pour l’occasion.
Pour ces festivités grandioses, toutes les têtes couronnées de l'Europe sont là ou représentées au plus haut niveau, à l'exception de la reine Victoria et du sultan d'Orient Abdel Aziz qui voient d'un mauvais œil leur suprématie contestée par ce corridor nouveau reliant Occident et Orient,
Depuis plusieurs jours, le khédive d'Egypte, venu d’Alexandrie à bord de son yacht magnifique le Mahroussa, attendait ses hôtes à Port-Saïd, entouré de ses ministres et d’une cohorte de hauts fonctionnaires égyptiens. Le 13 novembre, il vit arriver le prince et la princesse des Pays-Bas ; le 14, Ferdinand de Lesseps et plusieurs membres de sa famille qui se trouvaient alors en Égypte ; le 15, l’empereur d’Autriche, escorté d’une frégate de guerre. Une flotte considérable de navires de toute nature et de tout tonnage étaient mouillés dans le port, rutilants et pavoisés. Un témoin décrit ainsi ces journées :
"Le 16 novembre, dès la première heure, de nouveaux navires entraient dans le port. A huit heures, le prince royal de Prusse, à bord de la frégate Hesta, était à l’entrée du chenal de l’avant-port ; bientôt après il prenait place au mouillage qui lui était destiné et recevait les mêmes honneurs que l’empereur d’Autriche. Cependant un groupe composé de plus de vingt navires apparaît dans le lointain et se rapproche vivement des jetées. L'Aigle, portant l’impératrice Eugénie, est signalé. A ce moment, le canon éclate de toutes parts, les vaisseaux de la rade répondant aux salves parties de l’intérieur du port ; tous les matelots sont sur les vergues, le pavillon national est au grand mât, et tous les vaisseaux sont couverts de pavois. Le spectacle qui se présente aux regards des voyageurs de l’ « Aigle » est des plus importants ; plus de 80 navires, dont environ 50 vaisseaux de guerre, sont rangés dans le port ; tous les pavillons de l’Europe y figurent (il y a 6 navires de guerre égyptiens, 6 français, 12 anglais, 7 autrichiens, 5 allemands, 1 russe, 2 hollandais, 1 danois, I suédois, I norvégien, 2 espagnols...). Les salves d’artillerie redoublent. L’ « Aigle » s’avance lentement, au milieu des hourras redoublés des équipages de toutes les marines européennes ; les sons de la musique se mêlent aux acclamations parties des vaisseaux et à celles de la population groupée sur le rivage ; l’enthousiasme est sur tous les visages, l’émotion dans tous les cœurs. L’ « Aigle » s’arrête, jette l’ancre, et au milieu de cette scène indescriptible l’impératrice exprime ses impressions : « De ma vie, je n’ai jamais rien vu de plus beau ! »"
Une cérémonie religieuse, chrétienne et musulmane, célébra la jonction des eaux.
L'inauguration du Canal de Suez, le 17 novembre 1869
tableau d'Edouard Riou (1838 - 1900)
Inauguration du canal de Suez par Evremond de Bérard |
L'inauguration du canal de Suez ; huile sur toile (1947) de Mahmûd Saîd |
Cette image ne montre pas les 70000 ouvriers tués au travail |
Cette manifestation internationale à grand spectacle met une dernière fois en relief le prestige de la France avant la guerre franco-prussienne de 1870. C’est également un triomphe personnel pour Ferdinand de Lesseps.
- longueur : 164 km,
- profondeur : de 7 à 8 m, ce qui était suffisant pour permettre le passage des gros navires de l'époque,
- largeur : 20 m environ, ce qui exigeait le croisement des navires dans des gares.
L'augmentation rapide du nombre des navires en transit, de leur tonnage et de leur vitesse, conduisit la compagnie gérante à exécuter de nombreux travaux pour adapter le canal aux besoins nouveaux : augmentation de la profondeur, et surtout de la largeur de la voie d'eau pour permettre le croisement des navires en tout lieu, consolidation des talus et modification de leurs profils, aménagements des installations portuaires. De la mise en service à 1948, six programmes d'amélioration portèrent la largeur minimale du canal à 60 m, et sa profondeur à 11,70 m (permettant le passage de transiteurs de 10,36 m de tirant d'eau). Malgré ces transformations, l'apparition de très gros bateaux – en particulier des pétroliers – nécessita bientôt la formation de convois se croisant dans les lacs Amers ; pour accélérer les transits, une autre zone de croisement fut prévue par le septième programme : un canal dérivé doublant le canal principal entre les kilomètres 50 et 60 (à partir de Port-Saïd) ; il fut mis en service en 1951.
Enfin, le 6 août 2015, le président égyptien a inauguré une seconde voie du canal de Suez. "Au nom de Dieu, moi, Abdel Fattah al-Sissi, j’inaugure cette nouvelle extension du canal de Suez", a déclaré le président, visiblement ému, sous un tonnerre d’applaudissements. Il a ensuite emprunté le canal de Suez à bord du yacht El Mahroussa avec lequel son illustre prédécesseur le Khédive Ismaïl Pacha avait franchi pour la première fois le passage entre la Méditerranée et la mer Rouge en novembre 1869. Lors de cette nouvelle cérémonie d’inauguration, le président français, François Hollande, était l’invité d’honneur, aux côtés du Premier ministre russe, Dmitri Medvedev, et de plusieurs dirigeants de pays du Golfe, entre autres.
Les travaux de 2015 (Images de la Nasa) |
Aujourd'hui, à cause de l'aménagement de chenaux en mer Rouge et en Méditerranée, la longueur du canal est passée à 195 km. L'itinéraire choisi, presque rectiligne, met à profit à la fois la faible altitude de l'isthme de Suez et l'importante étendue de lacs salés qui s'y trouvent (lacs Amers, lac Timsah, lac Manzala). Sa largeur, depuis les travaux achevés en 1980, est de 170 m, et sa profondeur de 20 m. Il est doublé aujourd'hui sur 67 km. Sur le reste du trajet, les navires doivent encore circuler en convois et s'arrêter pour le croisement. La traversée demande de douze à seize heures, mais pour des petits bateaux comme Chi ou Sabay Dii qui ne vont pas à plus de 6 ou 7 noeuds au moteur, il faut beaucoup plus, ce qui se fait en deux étapes d'une journée. Une voie ferrée double le canal de bout en bout. Un tunnel routier sous la voie d'eau a été ouvert en 1981. Les villes créées à l'origine du canal sont devenues de grandes agglomérations animées et dynamiques : Suez, au débouché sur la mer Rouge ; Ismaïlia, à mi-chemin de la traversée ; Port-Saïd et Port-Fouad, au débouché sur la Méditerranée.
L’évolution du transport dans le canal de Suez de 1869 à 2017
* Charge utile : poids total de marchandises déclarées
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L'histoire du canal de Suez ne saurait être réduite à des inaugurations, car cette voie stratégique fut à plusieurs reprises un pont chaud de la géopolitique mondiale. Ce fut notamment le cas en 1956. En effet, la Compagnie du canal de Suez créée par Ferdinand de Lesseps avait obtenu une concession de 99 ans qui devait expirer le 17 novembre 1968. Le 26 juillet 1956, dans une situation politique complexe, le colonel Nasser, président de la République égyptienne, la nationalisa.
Cette décision fut refusée par la France et le Royaume-Uni, qui réunirent à Londres trois conférences des usagers du canal, puis, après le rejet par le président Nasser des propositions formulées, saisirent le Conseil de sécurité. Avant que celui-ci n'ait pris une décision, le 29 octobre, l'armée israélienne entrait en Égypte, précédant de quelques jours une intervention franco-britannique. Devant les pressions internationales, en particulier celles des États-Unis et de l'U.R.S.S., les puissances attaquantes durent bientôt retirer leurs troupes. Mais, dès le début du conflit, les Égyptiens avaient bloqué le canal en y coulant une quarantaine de navires.
Les Nations unies se chargèrent de la remise en état du canal, qui fut de nouveau ouvert à la navigation en avril 1957. Le 24 avril de la même année, l'Égypte adressa au secrétaire général de l'O.N.U. une déclaration dans laquelle elle s'engageait à respecter la convention de 1888 et à accepter l'arbitrage de la Cour internationale de la Haye en cas de conflit. Les actionnaires de la Compagnie reçurent à titre d'indemnisation 28 millions de livres égyptiennes, le dernier versement étant effectué en janvier 1963.
À partir de la réouverture de 1957, l'Égypte géra seule le canal, à la satisfaction de tous les usagers, exception faite d'Israël, dont les navires et les marchandises continuèrent à être privés du bénéfice de cette voie d'eau.
Au mois de juin 1967 éclata une nouvelle guerre égypto-israélienne. Les Israéliens, après deux journées de combats, occupèrent la rive orientale du canal qui fut alors fermé. Entre juin 1967 et novembre 1973, les deux rives du canal ont été fortifiées par l'Égypte et par Israël. La réouverture du canal est intervenue le 5 juin 1975.
Aujourd'hui, les rives du canal sont fortement militarisées, mais la situation semble très calme.
Vue aérienne du canal de Suez depuis la Méditerranée (en bas à gauche) jusqu'à la Mer Rouge (en haut à droite) |
Le canal de Suez franchit du Sud au Nord, quatre zones différentes que j'ai pu distinguer facilement lors du transit. À partir de Port-Tawfīq, situé à l'extrémité nord de la mer Rouge, à 3,5 km au sud de la ville de Suez, on longe les contreforts rocheux qui séparent le bassin du Nil pendant 25 km. Ensuite, on atteint la dépression des lacs Amers, par les cuvettes communicantes de ces deux lacs, autrefois desséchés, jusqu'au lac Timsah, au bord duquel a été bâtie la ville la ville d'Ismaïlia. Le canal traverse ensuite pendant 40 km les terrains inondés qui bornent le lac Manzala, jusqu'à atteindre le bourrelet de sable sur lequel est bâti Port-Saïd.
Chi et Sabay Dii en attente au Yacht Club de Port-Suez |
Arrivés pratiquement en même temps à Port Suez, Herbert et moi avons du attendre l'autorisation de nous engager dans le canal. La procédure est la suivante. On doit prendre contact avec un agent officiel plusieurs jours avant l'arrivée à Suez, pour qu'il puisse préparer le dossier de transit qui comprend entre autres, un document de jauge du bateau. Il faut donc que des jaugeurs viennent mesurer le bateau pour savoir combien on va payer. S'ajoutent à cela la visite des douanes, les démarches d'immigration et d'émigration (car une fois dans le canal, il n'est plus question de remettre les pieds en Egypte, le canal ayant le statut de zone internationale). C'est le Captain Hebbie qui a pignon sur rue à Suez qui s'est occupé de nous, avec élégance, dévouement et compétence. Un sans faute. Nous avons néanmoins attendu notre tour pendant trois jours, à cause, notamment du passage de bateaux de guerre qui ont priorité et exclusivité pendant leur transit. En d'autres termes, quand ils passent, personne d'autre ne peut emprunter le canal.
L'attente ne peut se faire qu'au Yacht Club de Suez, qui n'est pas ce qui se fait de mieux pour passer trois jours. Vétuste, délabré, et sale, il n'a comme seul avantage celui de fournir de l'eau douce à volonté, ce qui dans un désert est quand même un sacré luxe. Douches et lavage du bateau (qui après la traversée de la Mer Rouge en a drôlement besoin), voila avec la sieste et l'observation des navires (qui passent alternativement pendant six heures dans un sens ou dans l'autre), les seules activités possibles au YCPS. Néanmoins, en montrant patte blanche, on peut sortir du club pour aller acheter de magnifiques fruits et légumes, ce qui permet de préparer l'avitaillement du bateau pour la traversée du canal mais aussi pour la suite du voyage qui doit obligatoirement se faire sans escale jusqu'à la destination étrangère annoncée sur les documents de transit (la Turquie pour Sabay Dii et la Grèce pour Chi).
Les locaux du Yacht Club de Port-Suez |
Au YCPS, on regarde passer les bateaux |
Il existe une petite terrasse que seuls les chats fréquentent |
L'unique ponton du club |
Pendant cette attente, il faut absolument se tenir au courant du temps que l'on risque d'avoir à la sortie du canal, car on n'aura d'autre solution que de partir au large. Heureusement, lorsque le 10 avril, on nous annonce que nous pourrons traverser le lendemain, les étoiles semblent bien alignées pour nous offrir les conditions d'une traversée de la Méditerranée, rapide et sûre. Nous constaterons quelques jours plus tard que les services météorologiques ne sont pas infaillibles.
11 avril 2019 à 9 h 30 Chi s'engage sur le canal de Suez à deux longueurs devant Sabay Dii |
Dès le départ, on est dans l'ambiance... le canal s'étire à perte de vue au milieu du désert. Le pilote que l'on est obligé d'avoir à bord me demande de serrer le canal à gauche, ce qui est surprenant si l'on s'en tient aux règles internationales de navigation qui stipulent le contraire. Mais bon ! Je suis docilement ses ordres, suivant en cela Chi qui est aussi parti à gauche du canal. Pour le moment tout semble bien tranquille : nos deux voiliers sont les seuls sur l'eau.
Vers dix heures apparaît au loin le premier "monstre". Il est bien loin, mais arrive à plus de 15 nœuds, droit devant.
Le porte-containers est passé à tribord en un clin d’œil, sans la moindre vague d'étrave. A peine est-il sur l'arrière de Sabay Dii qu'un autre se profile à l'horizon. Puis un autre, et encOre un autre, et ainsi pendant six heures : porte-container, pétrolier, vraquier, gazier, bateau-grue, ... des bleus, Des rouges, des noirs, des verts à pois jauneS, ..., des chinois, des hollandais, des français, ....
Ce bateau étrange transporte des ... voitures |
Beaucoup de porte-containers chinois |
Chi dans le lac Amer |
Le pitre, moi ? Jamais !!! (photo de Herbert, évidemment) |
Chi, minuscule, fille à 6 nœuds, avec son petit moteur hors-bord depuis déjà 7 heures. Tiendra-t-il le coup ? Obligé, car la navigation à la voile est interdite sur tout le parcours. |
Sabay Dii dans le lac Amer (photo de Herbert, évidemment, encore) |
Chi remballe sa trinquette à l'approche de la sortie du lac Amer |
A la sortie du lac Amer, le paysage change du tout au tout.
Les pêcheurs deviennent de plus en plus nombreux. Se déplaçant à la rame ou à la voile, les égyptiens semblent ignorer l'existence du moteur hors-bord, et c'est tant mieux.
Vers 18 h, la ville d'Ismaïlia apparaît au milieu du lac Timsah. Notre première journée sur le canal touche à sa fin.
Une demie heure plus tard, nous sommes amarrés au quai du très beau et grand Yacht Club d'Ismaïlia. Rien à voir avec celui, piteux, de Port-Suez.Sabay Dii et Chi le 12 avril au petit matin, près pour la deuxième et dernière étape du canal de Suez |
Rendez-vous prochainement pour la deuxième et dernière étape de la remontée du canal de Suez.
En attendant, voici quelques suggestions de lecture en relation avec le Canal de Suez
Liste créée à partir de celle publiée sur Babelio (Adenolia)
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