De Bora Bora, je vous ai déjà donné mon avis, un avis mitigé sans grande valeur car étant seulement celui d’un touriste de passage, et qui
plus est, vivant sur son bateau. Il est certain que les autochtones ont une
vision bien différente de la mienne, plus circonstanciée, plus pragmatique.
Le lendemain, en filant
plein sud dans le lagon vers la si belle pointe Farrone, une autre mauvaise
surprise vous a encore un peu secoué. Vous ne vous attendiez sans doute pas à
l’enfilade d’hôtels sur pilotis qui barre littéralement l’horizon le long des
motu de l’est. Votre carte marine n’indiquait pas tout ça. C’est normal, les
cartographes ont du mal à suivre par ici. En moins de quinze ans, les coraux de
cette partie du lagon ont appris à se pousser pour laisser la place à près de
quatre cents bungalows flambant neufs.
Pour ne pas vous laisser sous l’impression de ma vision
partielle et trop brève de Bora Bora, voici, une autre façon de regarder ce
bout du monde (bdm), à partir d’un extrait d’un petit livre au titre
prometteur : « le rêve d’une
île » d’Olivier Le Carrer, que j’ai eu la chance de recevoir pour un
Noël (merci Claude). Comme il est écrit sur la quatrième de couverture, c’est
une « sorte de mode d’emploi décalé
de l’île idéale et des moyens de s’y rendre … rédigé par un navigateur familier
des archipels, à l’attention de ceux qui ont dans un coin de leur tête l’idée
que le paradis peut exister ici-bas, quelque part sur la mer. Mi-sérieux,
mi-poétique, entre vade-mecum illustré et récit initiatique, il vagabonde d’une
face à l’autre du rêve et de sa concrétisation, proposant une réflexion à la
fois amusée et utile sur ce qui nous pousse à partir… et ce qui nous attend
dans l’île tant convoitée. » Exactement le livre qu’il me fallait
avant d’arriver en Polynésie. Or, figurez-vous que ce livre qui dessine petit à
petit, avec humour les contours imaginaires d’un idéal insulaire, se termine
par un chapitre dans lequel on découvre que le rêve pourrait bien être Bora
Bora … chapitre que je ne résiste pas de vous lire … en l’agrémentant de mes
photos …
Pour l’île, donc, je
ne vous ai pas tout dit.
Mais vous avez sans
doute compris en passant qu’il valait mieux ne pas laisser traîner les yeux
dans certaines directions. Dès l’arrivée magique sous le vent de la barrière,
même.
Les bungalows se
détachant au-dessus du corail au sud de Toopua, vous les avez vus bien sûr,
mais vous n’alliez pas gâcher le plaisir pour quelques dizaines de toits de
pandanus trop bien alignés. Il y avait tant d’autres choses à regarder. La
transparence des brisants sur le récif, le jaillissement vertigineux de la
végétation, la simplicité fascinante des motu de l’entrée, la grande histoire de la Polynésie qui sommeille dans ces
images superbes.
Vous ne savez pas
forcément qu’il s’est passé de drôles de péripéties sous ces cocotiers, mais
vous le devinez. Sue le motu Taveiroa,
par exemple, épilogue il y a plus de deux siècles d’un trafic rocambolesque
autour d’une ancre. L’une des six ancres perdues en 1765 à Hitia’a par
Bougainville lors de son inoubliable escale. Ancre récupérée par les Tahitiens
– c’est toujours bon à prendre – puis transportée à Raiatea, la mythique Havai
Nui, l’île sacrée, mère de toutes les autres selon la tradition. Elle change
encore de mains quand Raiatea est conquise par Puni, le roi de Porapora. Oui,
c’est bien la première orthographe officielle de l’île, le b n’existant pas dans l’alphabet maohi qui ne
compte que treize lettres. A vrai dire, personne ne savait très bien comment
prendre ce drôle de nom, les navigateurs européens de l’époque écrivant aussi
« Bolabola », sur la foi de la prononciation locale. Et pendant que
nos lettrés dissertaient sur l’orthographe insulaire, c’est finalement les
pieds dans le sable de Taveiroa, près de dix ans après le passage de la
Boudeuse, que l’anglais James Cook va
négocier avec Puni la récupération de cette ancre française lors de sa
troisième expédition, peu avant d’aller se faire rafraîchir dans les glaces du
détroit de Béring puis massacrer chez les Hawaïens.
Votre ancre à vous n’a
pas été facile à placer le long du motu
Toopua : un mouillage calculé au millimètre, précisément à la bonne
distance du rivage pour faire disparaître les bungalows de l’Hilton Resort
& Spa derrière les collines et vous garder la verdure et le lagon comme
seule compagnie.
Alors, vous avez
plutôt regardé sur votre droite, la quiétude parfaitement préservée de la baie
de Taimoo, la majesté de la montagne suspendue au-dessus du ravisant village
d’Anau, et la beauté sauvage de l’ensemble de ce panorama qui n’a guère changé,
à part les discrètes constructions le long de la petite route côtière depuis
les premiers voyageurs venus de l’est.
Près de Matira, quand vous avez débarqué pour acheter quelques produits frais, ça n’a pas raté, vous êtes tombé sur un vieil habitué. Le genre à vous parler du bon vieux temps du siècle dernier. Quand Dino de Laurentiis tournait ici Hurricane avec Mia Farrow et Trevor Howard, il y a plus de trente ans, sur fond de motu quasiment vierges, et qu’on ne savait plus où donner de la tête devant tous ces mouillages parfaits qui vous tendaient les bras. Le genre aussi à vous détruire le moral avec d’affreux racontars : les poissons fuyant le lagon en même temps que les jet-skis l’envahissent, les calendriers des vahiné faits avec des mannequins sud-américains, la nourriture des hôtels qui arrive tout droit de Nouvelle-Zélande, la merveilleuse baie du motu Tofari devenue terrain à bâtir, les chiens errants pas commodes, et les habitants qui ont tellement pris goût aux vedettes rapides qu’ils ne savent plus à quoi ressemble une pirogue à voile. Sans parler du pain encore plus mauvais qu’à l’île aux Moines.
Près de Matira, quand vous avez débarqué pour acheter quelques produits frais, ça n’a pas raté, vous êtes tombé sur un vieil habitué. Le genre à vous parler du bon vieux temps du siècle dernier. Quand Dino de Laurentiis tournait ici Hurricane avec Mia Farrow et Trevor Howard, il y a plus de trente ans, sur fond de motu quasiment vierges, et qu’on ne savait plus où donner de la tête devant tous ces mouillages parfaits qui vous tendaient les bras. Le genre aussi à vous détruire le moral avec d’affreux racontars : les poissons fuyant le lagon en même temps que les jet-skis l’envahissent, les calendriers des vahiné faits avec des mannequins sud-américains, la nourriture des hôtels qui arrive tout droit de Nouvelle-Zélande, la merveilleuse baie du motu Tofari devenue terrain à bâtir, les chiens errants pas commodes, et les habitants qui ont tellement pris goût aux vedettes rapides qu’ils ne savent plus à quoi ressemble une pirogue à voile. Sans parler du pain encore plus mauvais qu’à l’île aux Moines.
A ce moment, vous avez
peut-être hésité à hisser les voiles, désenchanté, reprendre le large vers
n’importe où en vous noyant dans la belle voix grave de Lhasa chantant Fool’s
gold :
Did you ever believe the lies that you told
Did you earn the foll’s gold that you gave me ?
(As-tu jamais cru les mensonges
que tu racontais
As-tu bien gagné les illusions que
tu m’as données ?)
Heureusement, vous
êtes resté, parce que vous savez que les paradis ont besoin d’être apprivoisés.
Et vous avez compris que le Bora d’aujourd’hui a beau être un peu plus
fréquenté que celui des années cinquante - 1765 habitants et pas d’hôtel à
l’époque, 8927 âmes aujourd’hui et 1100 chambres – il gagne toujours à être
connu. Oui. Alain Gerbault s’en retournerait dans sa tombe (on peut le
comprendre vu l’environnement un peu ingrat de celle-ci sur le port de
Vaitape), mais il râlait de toute façon déjà dans les années trente, criant que
son paradis fichait le camp et qu’il n’était de bonne Polynésie que celle du
XVIIIe siècle, avant la venue des missionnaires.
Evidemment, vous pouvez rêver d’une autre époque. Vous faire du mal en pensant au lagon d’il y a quinze ans – n’oubliez pas que les visiteurs d’alors versaient une larme sur celui d’il y a vingt-cinq an. Mais si vous voulez apprécier les « bouts du monde » à leur juste valeur, il vaut mieux admettre d’entrée qu’ils ont souvent une population autochtone, laquelle est libre de s’organiser comme elle l’entend. Y compris en choisissant des voies différentes de celles souhaitées par les esthètes de passage. Les habitants des paradis ont aussi le droit de vivre.
Evidemment, vous pouvez rêver d’une autre époque. Vous faire du mal en pensant au lagon d’il y a quinze ans – n’oubliez pas que les visiteurs d’alors versaient une larme sur celui d’il y a vingt-cinq an. Mais si vous voulez apprécier les « bouts du monde » à leur juste valeur, il vaut mieux admettre d’entrée qu’ils ont souvent une population autochtone, laquelle est libre de s’organiser comme elle l’entend. Y compris en choisissant des voies différentes de celles souhaitées par les esthètes de passage. Les habitants des paradis ont aussi le droit de vivre.
Ça risque de ne pas
vous plaire s’ils aspirent précisément au quotidien d’un citadin moderne. Pas
de chance, mais cela n’aurait rien de vraiment étonnant. Nous sommes souvent
séduits par ce qui semble manquer dans notre propre environnement. C’est peut-être
pour ça que vous êtes venu jusqu’ici, d’ailleurs.
Je peux quand même
vous rassurer : personne dans l’île n’a l’air très motivé par la
réalisation d’un métro, d’une voie rapide ou d’un centre d’affaire. Tout le
monde parait plutôt apprécier à leur juste valeur la majesté du paysage et la
prodigalité de la nature.
La beauté du cadre ne
suffit pas forcément à vivre mieux, mais elle peut aider à rendre les jours
plus lumineux, pour peu qu’on ne lui demande pas de résoudre tout et n’importe
quoi. Les problèmes que vous apporterez ici avec vous (rage de dents, brouille
conjugale, misanthropie aiguë, découverts bancaires) ont peu de chances de se
dissoudre miraculeusement dans le bleu du lagon. En paraphrasant le philosophe
Alain de Botton, admettre qu’un comprimé d’aspirine ou une bonne sieste peuvent
avoir un effet plus déterminant que le plus beau des atolls constitue un pas
essentiel sur la voie de la sagesse.
A l’usage, vous
verrez, c’est assez passionnant de réaliser qu’une île de rêve rencontre le même
genre de soucis qu’un village de Champagne-Ardennes. Avec des projets qui font
polémique, des lotissements qu’on aurait mieux fait d’éviter, des vues
divergentes sur la façon d’envisager la voirie. La vraie vie en somme.
Ici, on a parfois du
mal à s’y retrouver au milieu des pilotis, mais il se passe plein de choses
encourageantes. L’état sanitaire du lagon, qui inspirait des inquiétudes il y a
quelques années affiche un net progrès grâce aux efforts de la municipalité et
de certains hôteliers. Malgré la polarisation de l’île sur l’activité
touristique, les petites productions locales n’ont pas complètement disparu. Il
est toujours possible d’acheter des fruits locaux – et notamment les succulents
pamplemousses verts, doux et charnus – aux petits stands tenus un peu partout
par les mamas, et les pêcheurs
proposent chaque jour à l’entrée de Vaitape des poissons exquis tout juste
sortis de l’eau.
Surtout, les raies
manta que l’on croyait à jamais parties au début des années 2000, chassées par
la frénésie de construction et la sollicitude des visiteurs, sont revenues. En
partie grâce au fait que tous ces hôtels un peu encombrants sont aujourd’hui au
trois-quarts vides – quand je vous disais que les touristes n’étaient pas trop
visibles… à condition de savoir rester patient et discret, vous pouvez à
nouveau observer leurs majestueuses évolution en nageant à leur côté. Une aire
marine protégée est en projet – chose impensable il y a peu – et des chercheurs
s’activent à trouver des solutions pour régénérer les richesses du lagon. En
analysant par exemple le comportement de l’atoti, poisson-demoiselle apparemment sympathique, mais capable de
déséquilibrer tout le système par sa manie de cultiver des algues qui étouffent
le corail.
J'aime bien l'expression : "verser une arme" ! (tu vois, je lis attentivement :-))
RépondreSupprimerMerci pour toutes ces belles photos et tes commentaires documentés et historiques !
Lapsus rigolo mais corrigé. Heureusement que je t'ai comme relectrice assidue. Bises
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