Que je vous parle un peu des
Tuamotu, où je suis revenu une nouvelle fois.
Perdu au beau-milieu du Pacifique
Sud, entre le tropique du Capricorne et l’Equateur, cet archipel dont le nom
veut dire « les Iles nombreuses », a été découvert par les européens
dès le XVIe siècle. C’est le portugais Magellan qui, après avoir
passé le cap Horn au cours de son fabuleux voyage de découverte de l’hémisphère
sud, ouvrit le bal en faisant une halte à Puka Puka, en 1521. Les navigateurs
espagnols (Quiros en 1605) puis Hollandais (Le Maire & Schouten 1616)
prirent le relais, et ce n’est qu’en 1835, soit deux cent trente années après
Quiros, que furent reconnues les deux dernières îles, Kauehi et Toau, par
Fitzroy. Il aura donc fallu plus de trois cents ans pour inventorier et placer
sur une carte définitive les 76 atolls des Tuamotu.
Pourquoi tant de temps pour mener
à bien l’exploration de cet archipel hors du commun ?
Parmi les nombreuses raisons,
j’en vois trois principales.
La première est que les 76 îles
de cet archipel perdu en plein milieu de nulle part sont pour la plupart
minuscules et surtout disséminés sur une aire gigantesque : plus de 1500
km du nord-ouest au sud-est. Autant dire que l’on peut passer en plein milieu
des Tuamotu sans s’en apercevoir.
La deuxième raison est que ces îles
(si l’on peut dire), sont en réalité des atolls, c’est-à-dire des anneaux plus
ou moins circulaires et continus de récif corallien affleurant, avec, pour
seule végétation, quelques buissons épineux et aujourd’hui des palmiers dont
les premiers exemplaires ne furent plantés qu’il y a un peu plus d’un siècle.
Ainsi, les Tuamotu ne dépassent que très rarement cinq mètres d’altitude. On
peut donc passer tout près de l’une de ces terres, sans la voir. Pour ma part,
il m’est arrivé d’être à moins de deux à trois milles nautiques de l’un de ces
atolls, avec une très bonne visibilité, et de chercher en vain, où il se trouvait.
Rien à voir avec les îles hautes, telle que Tahiti, Moorea, Bora-Bora ou les
Marquises, dont les sommets qui peuvent culminer à plus de deux mille mètres,
se voient de très loin, nimbés de cumulus. L’altitude très basse des Tuamotu explique
en partie la difficulté à les repérer, et donc aussi le danger que
représentaient ces récifs pour les navigateurs croisant dans les parages, surtout
par mauvaise visibilité, par mauvais temps ou de nuit. Les noms donnés à cette
région par les navigateurs sont suffisamment explicites : « les
mauvaises eaux » (Schouten et Lemaire), « l’archipel dangereux »
(Bougainville), « les îles pernicieuses » (Jacob Roggeveen, le
découvreur de l’île de Pâques), …
A cette mauvaise réputation des
Tuamotu, s’en ajoute une seconde, toute aussi décourageante pour des
marins : la désolation et l’absence de ressources naturelles des îlots
(hors mis les réserves halieutiques). Ajoutez à ce potentiel économique
apparemment très limité, un environnement extrèmement défavorable : pas d’eau
potable, pas d’abris sûrs, et beaucoup d’insectes. Schouten et Lemaire
n’appelaient-ils pas aussi cet archipel, « les îles aux mouches »
Mais toutes ces raisons doivent
être modérées par le fait que pendant les deux siècles que dura la découverte
des Tuamotu par les européens, de nombreux bateaux baleiniers croisèrent dans ces
eaux très poissonneuses où abondaient aussi les mammifères marins. Il est
probable que tous les atolls aient été aperçus depuis plus longtemps qu’on le
croit, mais il est tout aussi probable que les pêcheurs qui n’ont jamais été
très diserts sur leurs zones de pêche, se gardassent bien de donner des
informations précises ou de cartographier l’archipel pour l’offrir à leurs
concurrents directs.
D’ailleurs, la première carte
globale faisant apparaître tous les atolls ne date que de 1950. Les cartes détaillées
et précises font toujours défaut aujourd’hui, car si tous les atolls sont bien
indiqués et au bon endroit, ils n’en sont pas pour autant cartographiés
intégralement dans leurs eaux intérieures. Et c’est cela qui constitue le principal danger actuel à
naviguer dans les Tuamotu. A l’ère du GPS et du radar, il faut vraiment
s’endormir à la barre, ou faire une grosse erreur d’inattention pour venir
s’échouer sur l’un des atolls. Par contre, il n’est pas rare que des bateaux de
plaisance se fracassent à l’intérieur des Tuamotu, en heurtant l’une des
innombrables patates de corail non indiquées sur la carte mais bien présentes à
quelques centimètres sous la surface de l’eau.
Eh oui ! Les Tuamotu restent
une zone de navigation dangereuse, mais la nature du danger a changé au cours
des siècles. Alors que dans l’ancien temps, sans cartes marines, on risquait de
venir s’échouer sur une barrière récifale très difficile à apercevoir, aujourd’hui,
on risque plutôt de casser son bateau dans un beau lagon que l’on est venu
explorer par curiosité, ce que les navigateurs des siècles passés se gardaient
bien de faire, ayant des raisons moins ludiques à naviguer. Et puis il y avait
une autre difficulté qui demeure encore aujourd’hui, c’est que le plus
difficile est toujours d’entrer et de sortir d’un atoll, les courants très
forts qui règnent dans les très rares passes et qui peuvent créer une mer mauvaise,
voire effrayante, avec maelstrom, vagues déferlantes et même mascaret, ont de
quoi inquiéter tout bon marin, quelle que soit son époque.
Alors, pourquoi venir naviguer
dans une zone réputée encore dangereuse ?
Ma réponse est claire : les
Tuamotu, de par leur structure géologique très particulière qui fait qu’on est
sur terre mais les pieds dans l’eau, et de par leur isolement quasi continu aux
cours des siècles, sont un vertige pour les sens de celui qui recherche la
nature vierge ou presque, dans un isolement presqu’absolu. Fusion entre le ciel
et la mer, ces ilots offrent un cadre singulier et surréaliste pour une
retraite loin des hommes et de leur fureur, dans une nature sauvage, brute et
austère, apaisée et apaisante, baignée
de silences et aux couleurs de bleus stupéfiantes. Je suis venu aux Tuamotu,
j’y suis revenu et j’y reviendrai encore, tant que je serai en Polynésie. Le
dépaysement est total, même pour celui qui vit en mer depuis des années. Pas
étonnant que ce soit ici que Bernard Moitessier soit venu finir ses jours,
après avoir passé une bonne partie de sa vie, seul en mer.
Voilà déjà plusieurs mois passés que
j’explore les Tuamotu, et je n’en ai visité qu’une toute petite partie, celle
du nord-ouest, la plus intéressante, il est vrai : Tikehau, Raiatea, Ahe,
Manihi, Toau, Kauehi, Apataki, Fakarava, dont la seule évocation des noms est
déjà un départ pour un ailleurs vertigineux.
Les journées passées ici auront
toutes été épanouissantes, mais attention à ne pas en déduire que cet
environnement vous convienne forcément. Par exemple, ne venez surtout pas aux
Tuamotu si vous ne pouvez pas vous passer d’Internet pendant une semaine, ou si
vous recherchez de belles plages pour le farniente. Ici, c’est le dénuement le
plus absolu. Pas de sable blanc (à quelques très rares exceptions) et encore
moins de plagette, mais du corail acéré partout. Pratiquement pas de route ni
de piste carrossables, très peu d’hébergement hôtelier et pas de restaurants,
ni de distractions (exceptée la plongée sur les atolls les plus touristiques).
Quand on vient naviguer dans les
Tuamotu, soit on se retrouve seul dans un mouillage sauvage, très loin de toute
activité humaine (certains atolls sont inhabités ou habités par moins de 50
personnes), soit on se rapproche du seul village (quand il y en a un), en
espérant y trouver un peu de ravitaillement, mais l’accueil souriant des
Paumotu (c’est ainsi que l’on appelle les habitants des Tuamotu et tout ce qui
les concerne) reste toujours discret, un peu distant, les Paumotu semblant
imperturbables dans leur quotidien assoupi et rythmé seulement par la pêche, le
travail dans la cocoteraie, et la messe le dimanche.
Si après cette description très
personnelle, vous vous sentez attiré par les tuamotu, alors n’hésitez pas, vous
serez envoûté par ce filigrane de terre perdu entre ciel et mer.
Prochainement : comment
peut-on naviguer à la voile, et en solitaire dans les Tuamotu ?
Très bonne question dont j'ai hâte de connaître les réponses ! Merci de l'avoir posée, je n'aurais pas osé le faire moi-même ! Bises !
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