Je vous ai déjà dit plusieurs
fois que naviguer dans les Tuamotu n’était pas une sinécure. Alors comment faire
sur un voilier, et en solitaire ?
La première chose à dire est
qu’il est tout à fait possible d’explorer à la voile cet extraordinaire
archipel sans courir le moindre risque, que ce soit en équipage ou en
solitaire. Pour cela, il suffit de respecter impérativement trois règles simples.
Quand je dis « impérativement », cela veut dire que la moindre
fantaisie dans le respect de ces principes risque de se paye cash par la casse
du bateau. Vous voilà prévenu !
Première règle : ne jamais
naviguer dans une zone non complètement hydrographiée sans une parfaite
visibilité, et ne pas se fier aveuglément aux cartes marines officielles,
qu’elles soient sous forme papier ou en version informatique.
Voici un exemple : sur la
carte ci-dessous présentant l’atoll de Kauehi, seul le chenal reliant la passe
(au sud-ouest) au village (au nord-est) a été hydrographiée. Or la partie la
plus intéressante à explorer est la côte est, bien abritée du vent dominant de
sud-est pas un motu continu et boisé. Mais elle n’a jamais été hydrographiée.
Et elle est certainement truffée
de « patates de corail », c’est-à-dire des blocs de récif à fleur
d’eau capables de casser une quille ou un gouvernail, et même de trouer une
coque.
Patate de corail repérée dans de
très bonnes conditions de visibilité
Mais comment repérer ces pièges
sournois ?
Sur certains des rares bateaux
que j’ai croisés dans les Tuamotu, j’ai pu voir, perché plus ou moins haut dans
le mât, un équipier jouant les vigies, en indiquant au barreur où se trouvaient
c redoutables « patates de corail ».
Bonne précaution, mais impossible
de faire cela tout seul sur son bateau. D’autant que cette stratégie impose de
naviguer au moteur et sans voile. Or tous ceux qui ont eu l’occasion de
naviguer beaucoup avec moi (Jef, Claire, Hervé, Natacha, Arnaud, Fabrice,
Sébastien, Véro, etc.) savent à quel point j’ai horreur de mettre en route la
« brise Volvo ». Quand je
navigue seul, c’est toujours ou presque à la voile, et sans moteur.
Voilà donc comment je m’y prends.
D’abord, je ne navigue dans ces zones vicieuses que sont les atolls, que par
beau temps et de façon à n’avoir jamais le soleil en face de moi ; par
exemple, en allant vers l’ouest en fin de matinée et vers l’est en début
d’après-midi. Lunettes polarisantes de rigueur, pour supprimer les reflets du
soleil ou des nuages sur l’eau. Et ce n’est pas tout : je navigue sous
pilote automatique électronique (et pas avec mon régulateur d’allure mécanique).
Pourquoi ? Eh bien c’est tout simple : mon pilote électronique peut
se commander à distance. Je me place à l’avant du bateau, la télécommande du
pilote en main. Et je scrute attentivement la mer.
Au moindre doute, quelques
impulsions sur les bonnes touches et Sabay Dii change de direction. Si
nécessaire (changement important de trajectoire), je retourne au plus vite dans
le cockpit pour modifier le réglage des voiles, tout en regardant sur l’écran
de mon Interphase.
Interphase ?
Oui ! Mon sonar à balayage
horizontal ! Un équipement luxueux que je n’ai vu sur aucun autre bateau de
croisière ! Un appareil cher et pas facile à étalonner, mais magique. Un peu
comme un radar, il permet de voir à l’avant du bateau mais sous l’eau, il
enregistre le profil du relief et il me prévient par une alarme lorsque le fond
semble remonter brutalement. Grâce à lui, je peux examiner le profil sous-marin
et opérer la manœuvre qui me semble la plus adaptée : déviation, virement
de bord ou empannage. Mais pour ce
faire, il est nécessaire d’avoir un bateau très manœuvrant. C’est pour cette
raison que je navigue aux allures de près sous grand-voile et petite voile
d’avant (la trinquette) au lieu du grand génois. Ainsi gréé, mon beau Sabay Dii
est capable de virer quasiment instantanément et sur place. Quant aux allures
portantes, c’est sous génois seul que je navigue, ce qui me garantit un risque
nul d’empannage violent.
Une fois le danger évité, je
retourne à mon poste de gué avancé, car l’important, c’est l’anticipation et
pour ça, rien ne vaut l’observation du lointain de visu, la portée d’un
Interphase étant limitée à quelques dizaines de mètres, en général.
Deuxième règle : connaître
les prévisions météorologiques. Voilà une règle que tous les capitaines sérieux
connaissent bien. Mais comme je me plais à le répéter, si le capitaine doit
connaître le temps prévu et prévoir sa route en conséquence, le bon capitaine,
lui fait tout cela mais prévoit tout autant que les prévisions pourraient bien
se révéler fausses. Et ceci, aussi bien pour choisir sa route de navigation que
pour déterminer sa zone de mouillage. Voici un exemple récent.
En arrivant dans l’atoll de
Kauehi, il y a trois jours, j’ai cherché au voisinage du village de Tearavaro un
mouillage bien protégé du vent de nord-est annoncé par tous les services
météorologiques s’intéressant à la Polynésie (Météo-France mais aussi Windguru
et surtout le service américain de la NOAA qui fournit des fichiers
informatique de cartes du vent). Je n’ai pas retenu le mouillage recommandé par
les Instructions Nautiques (voir sur la carte ci-dessous la petite ancre dessinée
à l’ouest du village) car trop exposé à mon avis, au cas où le vent serait plus
nord que prévu. J’ai préféré aller plus au sud du village (Tearavaro Sud) dans
un site que j’avais identifié comme bien protégé à la fois des vents d’est et
nord par la barrière de corail (couleur marron). Ce faisant, j’ai aussi repéré
un autre mouillage au nord du village (Tearavaro Nord) protégé à la fois des
vents d’ouest et de sud, au cas où la prévision météorologique serait
complètement fausse.
Avant de mouiller, j’avais pris
le soin d’aller examiner les deux mouillages. Bonne précaution car, alors que
le soir, à mon arrivée, le vent ENE venait effectivement de l’océan (flèche
rouge), pendant la nuit, un vent violent de WSW (flèche verte) s’est levé avec
une mer très dure, comme c’est souvent le cas dans un atoll. Vu le rodéo
épouvantable que subissait mon bateau, j’ai considéré qu’il m’était impossible
de rester au mouillage initialement choisi (Tearavaro Sud) sous peine de
risquer de déraper sur le récif, et j’ai décidé de lever l’ancre, en urgence,
et en pleine nuit, pour me rapatrier sur le site situé de l’autre côté du
village (Tearavaro Nord).
Chose pas très facile mais
possible, même de nuit par un temps de chien et sans aucune visibilité, car d’une
part j’avais pris la précaution de tout inscrire sur la carte électronique que
je peux lire de mon cockpit, et d’autre part tout le trajet se trouvait sur une
zone parfaitement hydrographié que j’avais déjà parcourue. Donc pas de mauvaise
surprise à attendre entre le point de départ et le point d’arrivée. Il me
suffisait de naviguer en suivant sur mon écran la trajectoire déjà explorée et
enregistrée. Ouf !
Troisième règle : respecter
aveuglément toutes les balises de chenal, même si elles paraissent suivre une
logique farfelue. En effet, il faut savoir que ces balises sont placées de
façon à aller de l’une à l’autre en ligne brisée, en laissant les balises
vertes côté barrière de corail, et les balises rouges côté intérieur du lagon. Voici
un exemple : le chenal balisé pour aller de la passe de l’atoll de Manihi
au motu de mon copain Hotu …
Sur la carte ci-dessous, j’ai
rajouté les balises rouges et vertes que l’on voit sur l’eau mais qui ne
figurent pas sur la plupart des cartes. On en déduit la trajectoire à suivre
(en rouge). Mais quand on sait que la carte indique en bleu les hauts fonds, on
est tenté de couper court (trajectoire verte). Suivre cette piste est certainement
la plus mauvaise idée que l’on puisse avoir aux Tuamotu, car s’il y a une
balise rouge ou verte à respecter, cela veut dire que de l’autre côté de la
balise, souvent invisibles à l’œil nu et non représentées sur les cartes, se
trouvent de traitresses patates sur lesquelles vous allez vous planter.
Donc aucune fantaisie :
lorsqu’un chenal est balisé, on le suit, sans réfléchir, quelle que soit la
visibilité, et quelle que soit l’urgence avec laquelle on doit rallier la
destination.
Remarque : sur l’exemple
précédent, le cheminement sécurisé ne semble pas très éloigné de la route
directe, parce que je n’ai représenté qu’une toute petite partie de
l’itinéraire. Mais dans son intégralité, la longueur du parcours pour aller de
la passe d’entrée dans l’atoll de Manihi jusqu’au motu Maveca est multipliée
par deux ou trois selon que l’on choisit la route directe à vue ou le passage
par le chenal recommandé. Tentant d’aller tout droit par beau temps quand on
est pressé, n’est-ce pas ?
Voilà donc les trois règles que
je suis à la lettre, à ma grande satisfaction. Au début, j’avais bien un peu envie
de me permettre quelques fantaisies, mais quelques frayeurs et la découverte de
tristes épaves m’ont fait comprendre très rapidement que la rigueur absolue
était le seul moyen de se faire plaisir aux Tuamotu, plutôt que de s’y faire
peur.
Prochainement : comment
calculer l’heure pour franchir une passe au bon moment ?
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