Pendant l’année et demie que j’ai
passée en mer de Cortez et en Basse Californie, je vous ai souvent cité des
passages de Steinbeck… Pour la Polynésie, ce sera Alain Gerbault à qui je me
réfèrerai. « Dandi des années folles », comme l’appelle Eric Vibart
qui a écrit une magnifique biographie sur lui, Gerbault fut un navigateur intrépide
et infatigable (premier à traverser l’Atlantique en solitaire sur le Finecrest,
un voilier genre dayboat, sans cockpit, et dont il fallait tenir la barre tout
le temps) ; il réalisera un tour du monde en solitaire et explorera
pendant tout le reste de sa vie, toutes les parties de cette immensité marine
appelée Polynésie. Il en deviendra un défenseur farouche en revendiquant une
autonomie, à une époque où l’on parlait surtout de colonisation. Voici un
extrait du livre « Un paradis se meurt » qu’Alain Gerbault écrivit en
1937, et dont il voulait que le titre fût « Sous la civilisation blanche
sans merci ».
Le cocotier est un arbre prodigieux. Il pousse partout en Océanie. Au bord de la mer, et même sur le corail avec ses racines dans l’eau de mer. Au bout de cinq ans il porte à son sommet d’énormes noix. Ces noix qui artistement polies et même sculptées, font de jolis récipients, renferment – lorsqu’elles sont jeunes – une eau limpide et rafraîchissante qui est la meilleure des boissons, et sur les parois on récolte une légère pâte sucrée qui, lorsqu’elle vieillit, se change en une amande dure et comestible. Cette amande, râpée et pressée, donne du lait agréable à boire avec le café. Ce lait permet de faire une sauce pour assaisonner le fruit de l’arbre à pain ou la patate douce. Additionnée de citron et d’un peu d’eau de mer, c’est le miti hari que l’on mange avec les poissons ou les petits cochons rôtis au four sous la terre. Le miti hari, enfermé dans des calebasses, et additionné de chevrettes crues, donne par fermentation une autre sauce, le miti hue. Ce lait entre également dans la fabrication d’un grand nombre d’entremets et de gâteaux et si l’on y laisse tomber des pierres rougies au feu, il devient de la crème. L’amande, placée au soleil dans des récipients percés de trous, donne une huile transparente qui, parfumée au tiaré ou au santal, est excellente pour les soins de la peau ou de la chevelure. C’est aussi un remède à beaucoup de maladies. Le cœur au sommet de l’arbre se mange cru et donne une excellente salade, salade de millionnaires, car l’arbre meurt lorsqu’on le coupe. Là aussi poussent de jolis morceaux d’écorce transparente ou reva reva dont les vahinés aimaient jadis à parer leur chevelure. Les grandes branches qui se balancent dans la brise servent à faire le toit des cases ou des nattes grossières.
La fibre qui entoure les noix sert à faire des nape, minces cordes tressées pour la pêche, utilisées pour rassembler les bordées des pirogues. Ces nape entrent également dans la fabrication des filets pour la pêche et des cordages imputrescibles qui peuvent servir d’amarres aux plus gros navires. Le tronc du cocotier est utilisé pour faire des poteaux de case, et cet arbre providentiel peut servir encore à plus de deux cents autres usages. Le cocotier est en vérité un arbre prodigieux. J’admire et j’aime le cocotier.
Hélas, le cocotier est en réalité l’arbre du bien et du mal ! S’il est la providence des indigènes, il est aussi la cause de leur ruine. L’amande séchée sortie de sa noix vendue sous le nom de coprah procure de l’argent qui amène le mal. C’est parce que le coprah leur permet un commerce fructueux que les marchands s’installent sur les îles et vendent des produits fabriqués par les Blancs. Les indigènes abandonnent leurs coutumes pour adopter celles de leurs conquérants qui sont néfastes dans ce climat tropical. Ils négligent leurs cultures vivrières et se nourrissent moins bien qu’autrefois. Et parce que les terres des indigènes rapportent de l’argent, les Blancs s’en emparent.
J’allais oublier un autre usage du cocotier. Si l’on incise sa fleur à son sommet, il en sort goutte à goutte un vin capiteux qui fermente rapidement. Ce vin, par distillation, donne un alcool pur et terriblement fort dont l’usage décime la population des Marquises. En vérité, un arbre prodigieux, qui peut presque sans arrêt débiter de l’alcool dont la vente rapporterait cent fois plus que le coprah. Si les carburants s’épuisent un jour sur la terre et que les Blancs décident d’exploiter cette nouvelle source avec des bateaux-citernes, ce sera la disparition immédiate de la population. Le cocotier est en réalité un arbre néfaste qui cause la ruine et la mort de l’indigène : je hais le cocotier
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