Avant de vous montrer les
Tuamotu, laissez-moi vous conter une incroyable petite histoire qui m'est
arrivée à Nuku Hiva, la plus grande des îles du groupe nord des Marquises,
celles où nous avions atterri après notre traversée du Pacifique oriental.
Dans le sud de cette île très
impressionnante par son relief hirsute et démesuré, non loin de Taiohae, le
chef-lieu de la région, se trouve la vallée d'Hakaui, l'un des sites les plus
grandioses de Nuku Hiva. C'était, autrefois, le fief du roi Te Moana et de la
reine Vaekehu qui y vivaient avec leurs nombreux sujets, mais aujourd'hui, elle
n'est plus habitée que par une poignée de familles qui y cultivent fruits et
légumes dans ce qui m'est apparu comme un jardin d'Eden. Imaginez ! Sous les
cocotiers, à l'ombre des manguiers, papayers et arbres fruitiers de toutes
sortes poussant avec luxuriance, entrecoupé par le chant des coqs et les
bêlements des chèvres, le clapotis d'une paisible rivière coulant en de
nonchalantes sinusoïdes jusqu'à l'océan tout proche. Sa source n'est pas très éloignée, mais pour
la rejoindre, après avoir suivi l’ancienne voie royale, on doit emprunter un
vertigineux canyon se terminant par la cascade de Vaipo, haute de plus de 300
mètres. Tout au long du chemin, on peut découvrir, enfouis dans la jungle, des
vestiges archéologiques impressionnants par la taille des pierres noires qui
constituaient d’anciens murs et enceintes. Il y a même, nichées dans des
grottes dissimulées dans les falaises surplombant le cours d’eau, des loges funéraires
où les dépouilles des grands chefs étaient déposées dans des pirogues
mortuaires.
Bien sûr, avec Julien et Lucile,
nous avions projeté d’aller à Hakaui, pour faire la magnifique randonnée
permettant de rejoindre la cascade de Vaipo depuis l’embouchure de la rivière,
et vous avez pu en voir les images (voir le message "Nuku Hiva : la baie et la vallée d'Hakatea" du 28 avril 2013). Même si le filet d’eau de la
cascade était bien ténu et les chambres mortuaires pratiquement inaccessibles,
nous avons passé une formidable journée ensoleillée dans ce site magique. Mais au-delà
de cette belle aventure, cette vadrouille dans la vallée d’Hakaui allait être
le début d’une drôle d’histoire…
En réalité, sans le savoir, tout
avait commencé quelques jours auparavant, alors que je marchais sur la route
très raide qui relie Taiohae au col qui surplombe la magnifique baie où nous
avions mouillé. A la sortie d’une épingle à cheveux, alors que je tirais la
langue sous un soleil de plomb, je me fis dépasser par un petit lutin, en
danseuse sur son vtt. Dix mètres plus loin, il mettait pied à terre et avec son
grand sourire, et sans le moindre essoufflement dû à grimpette qu’il venait de
se taper, il me demanda où j’allais ainsi. C’était le début de ma rencontre
avec Pierre, le si sympathique prof d’EPS de Nuku Hiva, dont je vous ai déjà parlé.
Une fois qu’il sut où je me rendais, il se mit au milieu de la route, arrêta la
première voiture et leur donna des instructions pour qu’on me conduisît à bon
port. Après s'être assuré que j’étais bien installé dans la plateforme du
pickup, il se mit en danseuse à côté de la voiture pour me donner des
informations sur les petits chemins à prendre pour visiter les coins
intéressants de la région. Il semblait voler alors que le bruit du moteur du
4X4 montrait que la côte était bien raide. Incroyable ! Deux heures après,
apparemment infatigable, Pierre qui avait fini son entrainement et était rentré
chez lui à Taiohae prendre une douche, avait pris sa voiture pour venir à ma
rencontre, du côté du col pour me conduire à une magnifique piste en pleine
brousse débouchant sur le site archéologique récemment restauré de Tohua Koueva
(voir le message "Les Marquises" du 17 avril 2013). Encore un de ces endroits magiques et d'une grande importance pour
tous les Marquisiens qui y retrouvent leurs racines et leur traditions, dans
des cérémonies grandioses faites de danses et de chants. Plus anecdotique, ce
site, comme de nombreux autres dans les Marquises, a été le lieu de quelques
faits d'armes remarquables montrant que la colonisation de cet archipel ne fut
pas de tout repos, et que les marquisiens, sans armes modernes, étaient de
farouches guerriers. Ici, à Koueva, par exemple, en 1845, lors d’un
affrontement avec les français, le grand chef Pakoko tua cinq soldats sur ce
tohua, avant d’être arrêté et exécuté. Non, ça ne rigolait pas à l'époque,
d'autant que les victimes des affrontements finissaient souvent au menu des
autochtones sous le nom de « cochons longs ». Bon appétit !
Mais revenons à notre histoire à nous.
Après cette formidable journée de
découverte de la région de Taiohae, Pierre et moi mangeâmes ensemble et nous
nous revîmes plusieurs fois, pour de sympathiques moments (ventes de tee-shirts
pour financer un voyage scolaire, préparation de danses de ses élèves pour
accueillir les touristes d’un paquebot, etc.). Pierre était donc la personne que
je connaissais le mieux à Taiohae, et nous avions convenu qu’à la fin de mon
périple autour de l’île de Nuku Hiva, nous nous reverrions. Et nous allions effectivement nous
revoir, mais bien avant, et dans le cadre de la drôle d’histoire de la vallée
d’Hakaui.
Après une petite semaine à
Taiohae, notre croisière à l'île de Nuku Hiva commença vraiment. Première
étape, la baie de Hakatea, qui permet justement d'accéder à la vallée d’Hakaui.
Une nuit paisible dans un mouillage très joli et bien protégé ! Et le lendemain
matin, de bonne heure, nous étions prêts pour rejoindre en annexe, en moins de
cinq minutes, la plage de sable noir où débarquer pour faire notre randonnée.
En fait, comme souvent aux Marquises, l'arrivée fut un peu plus mouvementée que
prévue, à cause des vagues. A 50 mètres de la plage, dans un surf plus ou moins
contrôlé, je ne pus empêcher à temps que l'hélice du moteur ne touche une
patate de corail, mais rien de grave. Nous débarquâmes sans soucis, et après
avoir remonté le petit zodiac en haut de la plage, nous partîmes pour notre
belle journée. Au retour, remise à l'eau de l'annexe, et remise en marche du
moteur pour rejoindre Sabay Dii. Et là, au moment de mettre les gaz pour passer
la première vague, je me retrouve tout bête, sans aucune puissance. L'hélice
qui avait pris un choc le matin, venait de partir. La galère !
On remonte vite l'annexe et on
commence à chercher, dans 50 cm d'eau trouble, une hélice noire sur un fond de
sable noir, et à la nuit tombante ! Mission impossible évidemment. Après plus
d'une heure de recherche, c'est à la rame que nous rentrerons au bateau. Mais
comme vous le savez, je suis du genre entêté et ne baisse pas les bras
rapidement. Le lendemain matin, avant l'aube, je suis déjà sur place pour
profiter de la marée basse afin de
retrouver cette hélice dont je suis sûr qu'elle n'a pas pu partir bien loin.
Trois heures encore à fouiller du regard la moindre apparition fugace d'une tâche
sombre. Mais rien ! Et la marée qui remonte !
Je décide donc d'abandonner provisoirement
la recherche et d'aller dire bonjour à une personne étonnante avec qui j'avais
échangé quelques mots la veille au départ de la randonnée, et dont Pierre
m'avait parlé. Le grand Teki. Un Hercule, genre deuxième ligne des All Black,
paisible et toujours avec un grand sourire, comme les Marquisiens, et avec
aussi, comme la plupart des Marquisiens encore, un tatouage. Oui ! Mais pas
n'importe quel tatouage ! Teki est tatoué de la tête au pied, mais pas partout.
Juste la moitié du corps. Vous imaginez un colosse avec la moitié du visage
tatoué de caractères incompréhensibles, ressemblant un peu à des hiéroglyphes.
De quoi faire peur, si vous le rencontrez le soir, au coin d'une rue. Oui, mais
ici, on n'est pas au coin d'une rue. On est aux Marquises, et un gars comme ça
ici, avec un grand sourire et une jovialité contagieuse, ça met à l'aise.
Propriétaire de la première maison de la vallée, celle qui est tout prêt de la plage.
Teki qui m'a reconnu de loin m'invite à prendre le petit déjeuner avec sa femme
: de la soupe au riz avec un peu de viande bouillie, des bananes, du thé, etc.
- Tu retournes de nouveau à la cascade, aujourd'hui ?
- Non, je suis venu chercher une hélice.
Et je lui explique ma mésaventure de la veille.
- Tu sais, ton hélice, elle ne va pas s'envoler. Ce qui
atterrit ici y reste : les bouteilles en plastique, les cordes des pêcheurs, et
ton hélice probablement aussi, même si elle ne flotte pas. Elle finira un jour
sur la grève. Au fait, qu'est-ce que j'en fais si je la trouve ?
- Tu connais Pierre, le prof de sport de Taiohae ?
- C'est qui ?
Petite description et
illumination dans son regard. Il l'a déjà vu. D'ailleurs ici, sur une île de
2600 habitants, tout le monde a déjà vu tout le monde, pas vrai ? Mais je ne me
fais pas d'illusion pour mon hélice qui est peut-être cassée en plusieurs
morceaux, et qui doit déjà être enfouie sous le sable.
Notre croisière va donc
continuer, mais avec un dinghy fonctionnant sans moteur. Un peu d'exercice ne
nous fera pas de mal. Dix jours plus tard, nous arrivons à Hatiheu, au nord,
c'est-à-dire à l'autre bout de Nuku Hiva. Encore un joli mouillage devant un
charmant petit village entourant une minuscule église (voir "Le tour de Nuku Hiva" du 6 mai 2013) et une
autre belle randonnée en perspective, cette fois sous le crachin. En effet, à
quelques kilomètres en pleine brousse, se trouve le plus grand complexe
archéologique des Marquises. S'étendant sur trois sites adjacents (Kamuihei,
Takahia et Teiipoka), l'ensemble a été restauré en 1998 pour le festival des
Marquises de 2011. Il rassemble tous les éléments architecturaux d'un clan :
plate-formes d'habitation (pae pae), lieux de festivités et de réunion (tohua),
sites religieux, (meae) pétroglyphes, fosses alimentaires de stockage et
banians (arbres sacrés). Un endroit impressionnant montrant à l'évidence que
devait résider dans cette vallée, une population très importante (on estime
qu'elle était dix fois supérieure à celle d'aujourd'hui). L'atmosphère est
intense et étrange. Les blocs de basalte recouverts de mousse semblent garder
le silence de tout ce dont ils ont été les témoins muets, pendant des siècles,
dans ce territoire de farouches guerriers et de hardis marins capables de
traverser les océans, depuis l’Indonésie, jusqu’à la Nouvelle Zélande ou les
iles Australes, sur des barcasses de fibres naturelles, sans autres instruments
que leurs yeux pour se guider aux étoiles.
Et là, au beau milieu de ce monde du silence et de
l'histoire, une petite voie qui me dit :
- salut Didier. J'ai un truc pour toi dans mon sac à dos.
Une hélice, je crois !
Et là gros éclat de rire. Pierre
et une poignée de ses élèves sont là. Ils sont venus ici, depuis le collège de
Taiohae, à l'autre bout de l'île, pour visiter le site, bien sûr, mais sait-on
jamais. Si on rencontrait Didier dans la brousse ...
Et Pierre va me raconter comment cette hélice lui a été
apportée.
Le jour du premier tour des
élections territoriales, Teki qui comme tous les Marquisiens n'a pas peur de
faire dix ou vingt kilomètres à pieds ou de traverser l'île à cheval, par des
vallées et des précipices à couper le souffle, est venu à Taiohae. Il a cherché
partout le prof d'EPS dont on lui a dit qu'il avait une voiture verte. Et à la
première voiture verte aperçue, il a bondi au milieu de la route pour
l'arrêter.
- C'est toi Pierre ?
- Oui, c'est moi.
- Il faut que tu trouves Didier et que tu lui donnes son
hélice. Je l'ai cherchée et je l'ai trouvée. Il sera heureux.
Et c'est ainsi qu'en pleine
brousse, à des kilomètres de là où je l'avais perdue, et dix jours plus tard,
j'ai retrouvé l'hélice de mon moteur hors-bord.
Etonnant non ?
Cette petite histoire est sans
prétention, mais elle a le mérite, en tout cas, de montrer, qu’ici aux
Marquises, les choses ne se passent pas comme ailleurs. Mon court séjour
là-bas, à Nuku Hiva aussi bien qu’à Hiva Oa, m’a permis de constater à chaque
instant, à quel point les Marquisiens sont accueillants, généreux,
bienveillants. On se couperait en quatre pour vous faire plaisir. Et cette
attitude est contagieuse.
Quand on arrive aux Marquises, on
est d’abord époustouflé par les paysages, mais très rapidement ce sont les
habitants qui subjuguent le nouvel arrivé. Difficile d’en partir sans se dire
que l’on va y revenir le plus vite possible.
A présent je vous parlerai des
Tuamotu, mais dans ma tête et mon cœur, les Marquises et les Marquisiens ne
seront jamais bien loin, et il me tardera toujours un peu de les rejoindre.
Sympathique ces retrouvailles avec l'hélice !
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