En cette mi-mai, la Turquie s'engage avec prudence dans sa phase de déconfinement. Pour certaines régions seulement, dont le département d'Antalya qui inclut Finike où je me trouve avec Sabay Dii. La situation ici n'a rien à voir avec celle de la France. Pour tout le pays, et une population égale à une fois et demie celle de France, il y a dix fois moins de morts que chez nous (3500 contre plus de 30000), soit 15 fois moins en proportion. Les principaux foyers sont Istanbul, et dans une moindre mesure la région de Trabzon (au Nord, sur la Mer Noire), la zone de conflit avec la Syrie (au Sud), et sur la côte égéenne (à l'Ouest). Dans la plus grande partie du pays, l'épidémie a pu être évitée par une réaction rapide des autorités : interdiction des déplacements interdépartementaux, et fermetures de tous les lieux de rencontre : écoles, universités, bars, restaurants, supermarchés et zones commerciales, et même les mosquées).
Les "décontaminateurs" de la protection civile viennent s'occuper de la marina |
Dès le mois de mars, à mon arrivée en Turquie, des équipes comme celle-là opéraient déjà. |
Mais c'est surtout parce que tout le monde pouvait disposer de masques et de solution bactéricide, en vente partout à un prix dérisoire, que la catastrophe a été évitée.
Equipement standard des vendeurs, dès le début de l'épidémie. Aujourd'hui, ils portent en plus un tablier sur lequel il est indiqué qu'on doit se tenir à 1,5 m. |
Du coup, le virus est pratiquement absent d'une grande partie du territoire. Dans la région d'Antalya (en bleu sur la carte ci-dessous, il y a eu une contamination aujourd'hui jugulée. La région vient donc d'être autorisée à procéder à un déconfinement partiel.
Déconfinement seulement partiel, car les personnes non productives ou à risque doivent rester chez elles. Les établissements scolaires et universitaires restent fermés. De même que les bars et restaurants, autorisés uniquement à faire de la vente à emporter. Les mosquées ne sont pas ouvertes non plus, alors qu'on est pourtant en plein ramadan. Le déconfinement se limite donc à la libre circulation dans l'espace public des personnes âgées de 20 à 65 ans, à condition de porter un masque (chirurgical, FFP2, ou FFP3) et d'avoir une bonne raison de sortir. Ainsi, il n'y a personne sur les plages, ou dans les parcs. Et il n'y a ni enfant, ni jeunes, ni seniors dans les rues, car le confinement pour ces classes d'âge est on ne peut plus strict. A charge pour les proches et éventuellement le 112 d'assurer le ravitaillement de ceux qui ne peuvent mettre le nez dehors depuis maintenant deux mois. Étonnamment, pour l'observateur étranger que je suis, cela ne semble pas poser de problème, les turcs étant habitués aux règles arbitraires.
Ayant passé la barrière fatidique des 65 balais, cela fait donc plus de huit semaines déjà que je ne dois pas quitter le bateau. Mais étant dans une marina, je peux quand même vadrouiller jusqu'aux sanitaires (... obligatoires, car interdiction dans toutes les marinas d'utiliser les wc marins des bateaux). Ces toilettes impeccablement entretenues (désinfectées toutes les heures) se trouvent au bout du quai, soit 175 m de liberté dont j'use et abuse.
Ceux qui connaissent Sabay Dii le reconnaîtront avec son annexe rouge à ses côtés
Sur ce terrain de jeu très restreint, j'arrive sans problème à me dépenser. C'est ainsi que je fais tous les jours une heure de marche, et parfois même beaucoup plus. Il m'arrive de parcourir 12 km, ce qui avec un petit
crochet entre l'aller et le retour sur le quai fait la bagatelle de 30
aller-retours, soit deux heures à marche forcée. C'est devenu un rituel
et les mouettes ne rient plus de me voir arpenter le quai à toute heure
du jour et parfois de la nuit.
Pour varier les activités physiques, je rame entre les deux quais avec ma jolie petite annexe. J'étais seul à faire des allers-retours à la pagaie, sous le regard amusé des autres navigateurs affalés sur le pont de leurs bateaux, mais en un mois, j'ai fait des émules, et il arrive que nous soyons cinq à tirer sur nos avirons pendant de longues minutes. Je me suis aussi installé un système de poulies dans le cockpit du bateau et je soulève plusieurs centaines de fois par jour une bouteille de gaz locale.
Un aller, un retour, un aller, un retour, un aller, ... je le connais par cœur mon quai !
Pour varier les activités physiques, je rame entre les deux quais avec ma jolie petite annexe. J'étais seul à faire des allers-retours à la pagaie, sous le regard amusé des autres navigateurs affalés sur le pont de leurs bateaux, mais en un mois, j'ai fait des émules, et il arrive que nous soyons cinq à tirer sur nos avirons pendant de longues minutes. Je me suis aussi installé un système de poulies dans le cockpit du bateau et je soulève plusieurs centaines de fois par jour une bouteille de gaz locale.
Si l'on rajoute, les exercices de gainage (abdos et dorsos) et
les étirements, cela fait au moins deux heures de gesticulations
stationnaires, ce qui satisfait amplement mon besoin d'activité
physique. Tant pis pour le paysage qui ne change pas beaucoup sur le
parcours, mais je connais plein de gens qui au lieu de faire ces
activités en plein air payent pour se confiner dans une salle de
fitness. Du coup je trouve ma situation plus enviable que celles de tous
ces "accros" aux salles de sport.
Côté activité intellectuelle, aucun problème non plus étant donné que
j'ai toujours ménagé mes méninges depuis la maternelle que je n'ai pas
faite d'ailleurs, vu que j'ai eu un début de scolarité express et réduit, à jouer
dans mon parc au fond de la classe, pendant que ma mère faisait cours à
ses CP et CE (enfants de 5 à 8 ans). Mon cerveau continue en ce moment à marcher au ralenti, et
ça lui va bien. D'abord,
évidemment, parce que je n'ai pas de télévision sur le bateau. Ce faisant, j'évite
une surcharge cognitive certaine, vu le niveau des émissions proposées
en général. Pour ce qui est de la radio, je suis aussi tranquille car ça
parle uniquement turc, ce qui semble normal dans ce pays dont je n'ai pas encore fait l'effort d'apprendre la langue. En plus, je n'ai personne à qui parler
et donc personne à écouter, ce qui fait déjà de sacrées vacances pour le
lobe de la communication. Pour ne pas perdre l'usage de la voix, je
cause quand même un peu à mon bateau et les psychiatres ne devraient pas
s'en inquiéter tant que je n'entends pas le bateau me répondre. Pour le
moment, il n'assure pas la réplique, à moins que je sois sourd. Mais
question ouïe, je suis rassuré toutes les cinq heures quand les
hauts-parleurs de la ville retransmettent par 150 décibels l'appel du
muezzin puis les prêches de l'Imam, vu que les mosquées sont fermées, et
que tout bon turc doit connaître les intentions d'Allah, surtout en
cette époque perturbée par des forces occultes maléfiques.
Deux photos trouvées sur Internet de l'extraordinaire mosquée que l'on construit actuellement à Finike,
et que j'irai photographier un jour de déconfinement.
et que j'irai photographier un jour de déconfinement.
De temps
en temps quand même, mon cerveau se réveille et me demande quelque chose
à faire, comme écouter les "Conversations scientifiques" d’Étienne Klein
sur France Culture, notamment celle sur le paradoxe
d'Einstein-Podolvski-Rozen, sur le phénomène d'intrication en mécanique
quantique et la formidable expérience d'Aspect permettant de trancher entre les conceptions de Bohr et d'Einstein sur la nature du monde, mais le débit Internet est si faible
que tout cela est impossible. Par chance, mon érudite de mère suit tout
cela de près (toutes disciplines confondues !). Non seulement elle écoute, mais
elle enregistre et prépare les futurs "podcasts" de son chérubin de
fils. Quand mon cerveau commence vraiment à se rebeller pour motif
d'inaction, en émettant de désagréables parasites pour que je lui donne
quelques grains cognitifs à moudre, je le calme par la ruse ; je lui
raconte des balivernes, ou plutôt des histoires contemporaines du genre
"ça ne sert à rien, ces émissions scientifiques", alors que je sais très
bien que c'est le contraire, mais "comme je n'en ai pas en stock", il
faut bien lui faire croire que c'est inutile. Stratégie bien connue de
nos dirigeants français, et mise en service pour les masques, les
solutions bactéricides, les tests de dépistages, ... Et comme tout
cerveau normalement constitué, le mien n'en croit pas un mot, mais étant
confiné dans la boîte crânienne, il ne risque pas de sortir pour
manifester, et je suis donc tranquille.
Voila pour la routine qui me voit faire ma petite gymnastique, la
cuisine et le ménage, écouter de la musique plein-pot, jouer de
l'harmonica à tue-tête, car je n'ai personne que je puisse déranger à la
ronde. J'ai le temps de lire, et même, très rarement, de regarder l'un
des innombrables films stockés sur mes disques durs. Mais en général, la
journée passe à toute vitesse et il faut que je m'organise pour arriver
à faire des choses essentielles sur un bateau, à savoir la maintenance.
Et côté bricolage, les activités ne manquent pas, entre les
vernis et peintures à rénover, les inox à traiter, les joints
d’étanchéité à reprendre, des coutures à surveiller, etc. Sans parler de
la révision du moteur in-board, du nettoyage de la partie immergée de la
coque à faire quand l'eau sera moins froide, etc., etc.
Et puis, il y a les imprévus, comme ce satané virus. Non, non ! Pas le
corona, mais un virus informatique qui a planté mon ordinateur portable
en détruisant les deux disques durs externes qui étaient connectés en
même temps, pour faire un transfert de sauvegarde. Résultat des courses,
une semaine de boulot pour arriver à récupérer toutes les données
stockées dans la mémoire paralysée de ces deux disques morts pour de
bon, puis réorganiser les répertoires en renommant des milliers de
fichiers. Mais j'ai pratiquement pu tout retrouver, avec un peu de
chance et surtout plus d'une centaine d'heures de manipulation. Un
voisin (à 100 m quand même) de ponton est allé m'acheter deux nouveaux
disques durs, et les sauvegardes sont sécurisées à présent.
Vous m'imaginez, autorisé à titre exceptionnel à quitter le navire pendant quatre heures ?
Evidemment, ce dimanche, à 11 heures pétantes, j'étais au portail de la marina, avec mon sac à dos, de l'eau et de quoi me restaurer en chemin, bien chaussé et couvert pour me protéger du soleil et du vent, avec, bien sûr, le masque à porter obligatoirement en ville.
Et même des bâtons de marche, car j'avais l'intention de crapahuter dans le maquis, en coupant au plus court dans la ville. En dix minutes j'étais au milieu des chèvres, surplombant la marina.
Finike à mes pieds |
Heureux !!!
Pas de chemin, mais les traces des caprins et celles diaphanes de leurs probables bergers. J'ai "bartassé" (comme on dit dans le midi) dans les caillasses et les cactées, pendant trois heures, tournant le dos à la Méditerranée, et heureux de me retrouver en pleine nature, sans personne à l'horizon.
A 15 heures pétantes, j'étais à la grille de la marina, pour me reconfiner jusqu'à nouvel ordre. ... Dans une semaine peut-être ou dans trois mois. Qui sait ? En tout cas, cette escapade de quatre heures avait comblé à la fois mon désir de grand espace, mon goût pour la balade-découverte sans plan préétabli, mon avidité conjuguée de liberté et de solitude, et mon besoin de dépense physique débridée. Il ne restait plus qu'à me restaurer sérieusement, prendre une douche, et faire des étirements, pour finir la journée, peinard et heureux.
Vous l'aurez certainement deviné au travers de ce "papier", ces deux mois de confinement n'ont pas eu d'effets délétères sur ma santé, au sens large. En effet, avec tous mes exercices réguliers bien que stationnaires, j'ai acquis une forme d'athlète athénien (ou plutôt spartiate). Et dans la quiétude ambiante, j'ai conservé un mental inoxydable, deux conditions indispensables pour ne pas altérer mon aptitude redoutable à la vie d'ermite, confiné ou pas.
Et comme on me ravitaille une fois par semaine en bonnes denrées (fruits et légumes locaux, bon yaourt turc, un peu de chatchouca, des feuilles de vigne farcies, du poulet qui court dans la campagne, des noix et des abricots secs, etc.) et que j'ai un stock invraisemblable de produits pour me faire de la cuisine thaï, malaisienne, soudanaise ou égyptienne, je suis paré à passer les mois prochains en toute sérénité, sans avoir la moindre inquiétude sur mon état physique ou mental.
Les weekends, jours de confinement absolu,
la marina nous offre le pain le matin, livré au bateau. Sympa !
Lorsqu'on me dira que je peux naviguer, je me servirai un grand verre de jus d'oranges fraîchement pressées et je mettrai les voiles. Et lorsque j'apprendrai que je suis autorisé à revenir en France pour voir tous ceux qui me sont chers, je prendrai une grande respiration, pousserai la barre à fond pour retourner au port. Il me restera alors trois semaines pour préparer le bateau à hiverner, cinq minutes pour faire ma valise, une dizaine d'heures d'avion, et .... probablement une petite quinzaine de jours de quarantaine à l'arrivée.
Et il nous restera encore plein de temps à vivre heureux !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire