L'étape Kumai Kétapang qui devait me faire longer la côte de Kalimantan (la partie indonésienne de Bornéo) ne devait être qu'une formalité ...
Deux cent milles nautiques seulement à parcourir, pas de coup de vent annoncé, ni récif, ni banc de sable ou autre obstacle dangereux sur ma route ; je m'attendais donc à passer de 36 à 48 heures en mer pour une navigation peinarde. Il en fut tout autrement !
La faute à un temps épouvantablement instable, à de sournois filets de pêche et à une approche de Ketapang acrobatique ...
Le voyage commença tranquillement pas la descente de la rivière de Kumay. J'avais choisi de partir en début de matinée, histoire d'arriver à destination avant la nuit du lendemain. C'était aussi le bon moment pour profiter du courant descendant de la rivière, ce qui sur une dizaine de milles peut représenter un gain de deux à trois heures. Le temps était clair et le traffic faible. Cette virée commençait donc sous les meilleurs hospices.
Arrivé à l'embouchure, j'aperçois au large le voilier Kanthaka 2 de mon copain Thierry. Inscrit comme moi au rallye, il s'est déjà fait une très grosse frayeur les jours précédents en percutant de nuit le cable de remorque d'une barge. Il navigue soit en solitaire, soit en équipage réduit (ce qui était le cas ce jour-là). Il a une belle expérience nautique et un bon bateau (un OVNI 435) de taille comparable au mien, ce qui m'incite à le suivre attentivement aux jumelles. C'est alors que le temps change brusquement. Des grains très violents arrivent de tout côté. Thierry qui remonte au vent comme moi, choisit de partir plein ouest vers la côte, alors que de mon côté, je trouve plus favorable de profiter d'une adonnante et de partir plein sud vers le large. Normal quand on s'attend à une bascule de vent très favorable sur l'autre bord. Le vent forcit, je réduis la toile. A l'évidence mon choix est le bon ; Sabay Dii qui de part sa carène remonte mieux au vent que Kanthaka va très vite et avec un bon cap. Le grain passé, la bascule espérée arrive. Je pars donc dans la même direction que Kanthaka mais bien à son vent, preuve que j'ai beaucoup gagné grâce à ce choix tactique. Et là, bis repetita. Nouveau grain, nouvelle bascule ! La visibilité est très mauvaise. Je choisis de revirer, pour profiter du vent, mais aussi pour éviter d'aller trop près de la côte mal définie sur les cartes, et pour ne pas risquer de me poser sur un banc de sable. Le vent rebascule et je revire à nouveau (en O sur la carte).
Ce bord est encore plus favorable que le précédent car je vais plein ouest avec un angle entre les deux virements d'à peine 70°C. Je jubile ! Lorsque le grain est passé, je me retrouve (en P sur la carte) dans des petits airs et m'attends trouver Thierry tout près, voire derrière moi...
Mais plus de Kanthaka !
Je ne le reverrai que trois jours plus tard à Ketapang. Par quelle magie a-t-il pu se volatiliser de la zone, ou me passer sous le nez alors que j'allais à fond, avec un voilier plus rapide et en ayant choisi toutes les bonnes options ? Mystère qui s'éclaircira à l'arrivée, bien sûr ! En fait, Thierry est parti plein ouest dès les premières oscillations, face au vent, rien qu'au moteur ! Du coup, plus de bords à tirer, et un gain de 45 % sur la distance à parcourir. Ce faisant, sans voile, il devenait pratiquement invisible !!!
Me revoilà à naviguer en pur solo, sans lièvre, ni point de repère, avec mes seuls instruments de navigation. En effet, la visibilité est très mauvaise sous cette pluie battante et en plus le vent refuse. Mais je continue sur le même bord, en espérant que le vent se recalera au SSW, mais rien ne se passe. Arrivé en A, il me faut virer car le fond remonte et les cartes sont très mal définies dans ce secteur. Et c'est justement à ce moment que le vent maraud choisit de rebasuler vers l'ouest. Le bord est très défavorable mais je dois m'éloigner de la côte en espérant un nouveau changement de direction du vent. Il se fera un peu attendre, mais par la suite, en deux bords j'arriverai en B.
Il est environ midi et je suis suffisamment loin de la côte pour éviter les bancs de sable, et bien placé pour bénéficier de la rotation annoncée par la météo du vent au SW pour l'après-midi. Les prévisions sont bonnes et me voila au vent de travers, sans plus d'obstacles à guetter, bien peinard à 6 noeuds, et bien content que le soleil soit revenu pour quelques heures. J'en profite pour mettre deux cannes en service et attrappe coup sur coup un beau barracuda et un poisson inconnu dont j'apprendrai plus tard qu'on l'appelle en Nouvelle Zélande le "queen-fish". Il est bien beau et sa chair est succulente mais un peu coriace, ce qui va très bien pour faire un "rougail" réunionnais.
Tout allait pour le mieux. Mon cap au WNW, me portait dans la bonne direction. Bien sûr, comme souvent en cette saison dans les parages, de violents grains étaient à craindre, et c'est à plusieurs reprises qu'il me fallut réduire puis remettre de la toile, en rendant ma trajectoire moins linéaire. Vers, 16 heures, alors que je me retrouvais dans un petit coup de vent sympathique me propulsant à très vive allure au petit largue, dans un mer bien formée et sous une pluie chaude mais opaque, le bateau fut pris d'un freinage incroyable (en C sur la carte). Je venais de passer de 10 à 0 noeuds en cinq secondes. Incroyable ! Qu'est-ce qui avait pu m'arrêter ainsi ?
Il ne me fallut pas longtemps pour découvrir ce que je craignais le plus : un filet dérivant de probablement plusieurs kilomètres de long entourant complètement le bateau qui avait fait un demi-tour sur lui-même dans ce tête à queue. La barre était complètement bloquée ainsi que l'hélice et bien sûr les deux quilles. Je me retrouvais prisonnier et non-manœuvrant dans une mer de plus en plus agitée. Impossible dans ces conditions de plonger sous la coque au milieu du filet emmêlé pour le couper, car la moindre erreur se serait traduite pas la noyade. Et personne dans le secteur, évidemment.
Au bout d'une heure passée à me faire secouer, impuissant, j'aperçois un bateau au loin. Je tire une fusée pour me signaler et fais hurler ma puissante corne de brume. Ca y est, je suis enfin repéré. Ce bateau de pêche de 20 mètres de long et probablement de plus de 20 tonnes s'approche de moi sous le vent. Je leur confirme ce qu'ils semblent avoir rapidement deviné. Ils se sentent très concernés vu que c'est dans leur filet que je suis empétré. Branle-bas général. Nos deux bateaux se rapprochent de plus en plus. Sept à huit marins d'un côté et moi de l'autre faisons notre possible pour que deux jeunes viennent me rejoindre, en évitant tout contact entre les embarcations, ce qui aurait sûrement gravement endommagé Sabay Dii dans cette mer devenue agitée.
Ces deux adolescents pensaient pouvoir plonger mais une fois à l'eau, équipés de mes masques, ils réalisent le risque énorme encouru et remontent dare-dare à l'échelle de bord.
Le temps passe et la nuit tombe. J'essaie d'expliquer à leur capitaine qui ne comprend pas l'anglais que la seule solution consiste à découper leur beau filet à une vingtaine de mètres de part et d'autre de Sabay Dii. Ça palabre beaucoup. Eux pensent arriver à me défaire en tirant sur le filet, mais rien n'y fait, évidemment. L'horloge tourne et dans la nuit noirequi s'est installée, nous sommes tous en train de nous épuiser pour éviter que les deux bateaux côte à côte ne se percutent, dans une mer maintenant très formée.
Enfin, le patron accepte ma solution. Les deux jeunes rejoignent leur bord avec mes masques en cadeau, et le chalutier s'éloigne pour préparer la découpe du filet. Vers 21 heures, Sabay Dii retrouve enfin sa liberté, avec un voile de marié d'une vingtaine de mètres accroché à ses apendices. Ouf ! Je rehisse les voiles et repars au largue.
Vers minuit (en D sur la carte), fatigué par cette journée riche en émotions, et exigeante physiquement, je me sens épuisé. De plus le vent est tombé. Une fois n'est pas coutume, je décide de faire un peu de route au moteur. Par chance, j'arrive à débloquer l'hélice, la brise Volvo prend le relais, et je vais me coucher, en espérant ne pas me prendre un deuxième filet. Lorsque j'arriverai à Ketapang, j'apprendrai que ma mésaventure n'était pas une exception. En particulier, Kanthaka 2 se fera prendre trois fois, mais étant deux à bord, ils purent à chaque fois, se libérer par eux-mêmes.
...
Mais le voyage est loin d'être terminé. Avant le lever du jour, j'arrête le moteur et repars à la voile. Plus tard dans la matinée, le vent tombe complètement. J'en profite pour plonger et faire le ménage sous la coque. La journée se passera à éviter des filets et des bateaux de pêche mais aussi à chercher les risées par une chaleur torride.
Vers 16 heures, je me retrouve en face de la rivière de Ketapang. Plus que quelques milles à parcourir. J'ai tellement besoin d'arriver pour me reposer. J'affale les voiles et remets le moteur en route pour suivre l'alignement très peu précis qui permet de rentrer dans la rivière, lorsque mon moteur donne quelques signes bizares. Je descends en vitesse pour voir ce qui se passe, mais le manque d'attention est suffisant pour que je sorte de l'alignement et me retrouve échoué sur un banc de vase, alors que la marée descend. Il ne manquait plus que ça. Je passerai donc la nuit, heureusement sans vent, immobilisé avec Sabay Dii perché sur ses trois pattes. Ce n'est qu'au point du jour que je me retrouverai à flot et arriverai enfin à Ketapang. Enfin !
Ketapang... guets-apens!
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